En 2003, Lionel Daudet tente pour la seconde fois de réaliser une trilogie des directissimes, aprés un premier échec en 2000. Aprés avoir réalisé Eldorado dans la face de la Pointe Whymper aux Grandes Jorasses, Dod va devoir renoncer dans la face nord du Cervin face à des conditions climatiques redoutables. Laissons lui la parole :
« 9ème jour : fuir l’enfer, en retrouver un autre…
Les arbres sont en fleurs, un enivrant parfum de printemps m’inonde, procurant une intense sensation de bien-être. La triomphale présence du vert, le doux bruissement des jeunes arbustes. Des oiseaux chantent à gorge déployée la beauté du monde : chez nous, devant notre maison à l’Argentière-la-Bessée.
L’étendoir flotte au milieu d’une nature exubérante, une légère brise fouette le linge multicolore, une chaleur agréable arrache l’humidité aux vêtements. Ça va vite sécher, crie joyeusement Véro. Oui, cela va vite sécher, au soleil. Comment pourrait-on vivre sans ce chaud soleil qui nous caresse doucement les joues ? Comment imaginer un seul instant pouvoir s’en passer ?
Le réveil, à l’ombre glaciale de la muraille du Cervin est brutal, l’interruption du rêve aussi. Ici le soleil ne viendra jamais, je ne peux que le voir en face de moi ou dans mes songes. Il y a quelque chose de terrible là dedans, ce brutal retour à cette réalité à la limite du supportable. Ma maison ici est un petit deux mètres carré, l’isolation est loin d’être parfaite, c’est fou comme la neige peut rentrer, tout humidifier, tout geler. Le royaume du gel, le palais des glaces, le temple du « cryo ».
Il n’y a pas d’oiseaux pour chanter la beauté du monde, seulement –et c’est déjà beaucoup- des chocards à la peau dure qui tournoient au-dessus de moi. Péniblement, j’attrape le nécessaire pour le petit déjeuner. Une épaisse couche de givre recouvre tout et scintille à la lueur blafarde de ma frontale. D’entrée de jeu, les mains sont glacées et la douleur de ces mains crevassées, vive, achève de me réveiller complètement. Pourtant, le moral est diamétralement opposé à cet environnement lugubre.
Ce neuvième matin, j’entends les cloches de l’église voisine, claires, cristallines, mais avec un je ne sais quoi d’impérieux. Ce n’est pas un nouveau délire. C’est un signal d’alarme, il est rare de les entendre sonner, et ce n’est jamais anodin : elles annoncent un grand danger, elles signalent mes limites. Descend ! Maintenant ! L’ordre découle d’un tout aggloméré, en vrac : les gelures aux doigts, les pieds insensibles, le corps frigorifié, les conditions exécrables, le matos en piteux état, le givre omniprésent…
Le vent n’a pas cessé lorsque j’entrouvre ma toile de tente. La décision prend effet immédiatement.
Ma force réside sans doute dans cet attachement détaché, cette désinvolture sérieuse, cette clarté pure. Ne pas passer ou casser, vivre cet étrange paradoxe : finalement rien n’est moins important que le sommet. Mettre toutes ses forces vers la cime et l’instant d’après, renoncer. Renoncer au sommet certes, mais sûrement pas à la vie.
Et j’ai vu poindre les jonquilles de la terre de mon cœur : elles sont jaunes et s’offrent, éclatantes d’une beauté gratuite. Je me suis même approché un peu dans le chaleureux soleil rasant . Elles semblaient rire, avec leurs grands pétales ouverts, comme gorgées de joie, une joie jaune, oscillante au gré des brises printanières. Et leurs rires enjoués semblaient m’inciter à me hâter vers des lieux plus hospitaliers.
Action ralentie : sentir cette chape de fatigue peser sur les épaules et une ténacité la contrôler. Ce n’est pas une partie de plaisir qui m’attend, cette descente d’une moitié de Cervin, surtout avec tout ce barda.
Un premier lancé de corde, la main vole dans l’air glacé, le bras d’un geste sec envoie la corde le plus loin possible, vers le bas cette fois. Et la corde roule en miaulant sur la surface laminée par les intempéries, se tend brutalement et claque comme un coup de fouet. Le rappel est prêt et sans l’ombre d’une hésitation, je dévale la pente, directement. Pas d’atermoiements, pas de regrets, jusqu’au bout j’aurais tenté de jouer ma plus belle musique, le chef d’orchestre a seulement décidé d’une autre coda.
Je longe la formidable paroi du Nez, toujours à se vriller sur elle-même, comme tourmentée par des forces incommensurables, inouïes. J’ai attaché à moi le portaledge encore monté. Certes, c’est encombrant et gênant, mais on ne sait jamais… Une sécurité : si de nouveau la tempête revenait… Et la rencontre. Une simple broche à glace avec une petite sangle rose en guise de rencontre. La rencontre avec d’autres « hivernaliers », d’autres hommes de l’ombre. C’est un cercle très fermé, un cercle un peu à part dans le monde des alpinistes. Quelques semaines auparavant, deux cordées étaient venues et avaient buté, quasiment à la sortie du Nez :
Patrick Pessi et Patrice Glairon-Rappaz dans la voie Piola-Steiner 81, Jérôme Thinières , Stéphane Benoist et Olivier Larios dans la Gogna-Cerruti 69. Ce sont des acteurs d’une montagne dure. Leurs ascensions discrètes participent d’un bel alpinisme, bien vivant, et j’éprouve beaucoup d’estime pour ces voyageurs effacés. L’esprit se détend un peu, la route du bas est peut-être tracée et je reprends leurs ancrages. Je fais venir mon énorme sac jusqu’à moi, poursuis cette descente désormais jalonnée et perds rapidement de l’altitude. Dans ma tête, soudain, comme un éclair d’indécence et d’amertume à perdre si rapidement ces mètres chèrement gagnés. Mais très vite, la claire vision de ces jonquilles qui ne cessent de dodeliner, frivoles et rieuses, dans les verts alpages de mon cœur, chasse ce sentiment : il n’y a rien à regretter.
J’ai perdu les ancrages de mes prédécesseurs: peut-être était-ce une sangle accrochée à un becquet, que le vent aura arraché ? Ou un abalakov* désormais enfoui sous la neige ? Pas grave. Merci les gars. Vous m’avez fait gagner un temps précieux. Un temps bien plus précieux que je ne l’aurais jamais imaginé ! Car, une fois les gelures installées, commence une course contre la montre. Plus vite elles sont traitées, plus grandes sont les chances de récupérer un maximum de phalanges … et Dieu sait si les millimètres sont précieux dans ces cas-là.
A cent lieues de soupçonner quoi que ce soit ( la fatigue ? la difficulté à évaluer la gravité d’une gelure ? ) , je poursuis ma descente en reprenant des rappels de cent mètres, les précédents devant être à soixante. Toujours la vigilance, ne pas aller trop vite, passer outre une manip de sécurité : j’aborde la partie mixte* du bas de la face, où mon sac risque fort de se bloquer. Choisir, donc, un itinéraire présentant le moins d’accroches possibles, ce qui, au vu de toutes ces roches saillantes, ne me paraît pas du tout évident. Néanmoins, l’expérience des Grandes Jorasses aidant, je ne m’en sors pas trop mal : plutôt que de descendre systématiquement jusqu’au bout de ma corde, il m’arrive de m’arrêter avant, si je sens un passage douteux…
Un rappel depuis la rimaye et je retrouve la base, l’horizontalité et c’est délicieusement bon de ne plus être suspendu, encordé en permanence ! Ahanant comme un bûcheron, je tire mon sac relié à l’extrémité de ma corde et l’abandonne là, sur le plat du glacier, avec le portaledge, le tout arrimé à un bloc de glace. Dans quelques jours, je reviendrai te chercher. Dans quelques jours, c’est ça…
Le vent, vieux compagnon de cette ascension avortée, toujours tempétueux, m’arrache une lentille des yeux. La nuit arrive, je multiplie les précautions, je ne suis pas arrivé ici pour me foutre bêtement dans une crevasse. J’emporte un minimum avec moi . Dans ce minimum n’apparaît pas ma pharmacie et ses puissants anti-douleurs : peut-être le Topalgic m’aurait-il évité la formidable nuit de souffrance qui m’attend. Ou du moins, rendu cette nuit plus supportable. Seul, dans l’obscurité que ma frontale peine à trouer, je continue. J’ai appris à me méfier considérablement de ces retours de grosses ascensions, où la facilité apparente de l’itinéraire et la fatigue cumulée tendent à endormir une vigilance déjà bien émoussée, et à provoquer l’accident. L’histoire de l’alpinisme regorge de ces drames survenus à la descente : il n’y a qu’à se rappeler de la première du Cervin en 1865 par Whymper et ses compagnons où sur les sept alpinistes, quatre chutèrent mortellement. Bien souvent, une course commence au sommet…
Une trace de marcassin m’attend dans une neige à la consistance de cendre. Je contourne scrupuleusement ces deux immenses crevasses qui tailladent le pied de la face comme d’ultimes défenses. Avancer comme un robot, mécaniquement, sous les ténèbres de la face Nord. Le haut du verrou : méfiance . Pourvu que la pente ne parte pas au moment où je tranche cette neige pulvérulente. J’ai la gorge nouée et l’esprit malade d’angoisse : quoi de pire qu’un danger sur lequel on n’a aucune prise ? La seule solution est sans doute de dégager doucement la neige autour de soi et de descendre sans à-coups. Surtout sans à-coups. Cette descente à reculons est une longue et muette prière. Un énorme poids s’ôte de mon cœur lorsque je retrouve la corde fixe laissée en place à l’aller.
Maintenant remonter comme un zombie la dernière pente. Attention, souviens-toi, là, il y a encore une petite crevasse. Puis la crête et cette vision qui me remplit d’allégresse : une masse sombre, carrée, le refuge. Il est 20h30 lorsque je remonte les quelques échelons, pousse la porte métallique et bascule dans une relative chaleur ( il gèle largement!). Je reviens de loin. De très loin. De beaucoup plus loin que les quelques six cent mètres gravis. Derrière moi le claquement d’une vieille porte de chêne, celle du monde de la montagne. Bienvenu au refuge du Hörnli. De la nourriture en abondance, fabuleux ! Merci, mille fois merci, les copains ! Ce soir c’est Byzance et bombance. Du moins le croyais-je au début …
Choqué. Atterré. Knock-out. Groggy.
Tu t’es fait piéger comme un débutant.
Elle. Elle. Elle.
Les gelures réchauffées ont transformé mes pieds en brandons et la souffrance a atteint un paroxysme intenable.
Cette autoroute de l’enfer qu’elle et moi suivons depuis un bon moment, vais-je enfin en voir le terminus ? »
Extrait de la montagne intérieure, Lionel Daudet, Grasset 2004.
Entretien avec Catherine Elzière pour la Montagne et Alpinisme », revue de la FFCAM.
Pourquoi cette trilogie ? N’y a-t-il plus d’aventure possible dans les Alpes en dehors de ce niveau de difficulté ?
Ouvrir une voie pour ouvrir en passant à 20 mètres de celle qui a déjà été faite ne m’intéresse pas. Cette trilogie est la réponse à la question que je m’étais posée, il y a une dizaine d’années de cela : qu’est-ce-que tu aurais envie de faire dans les Alpes, alors que « tout a été fait » ? Je crois vraiment à un alpinisme d’aventure qui se tourne vers l’esprit, l’imaginaire de chacun, ses rêves : l’alpinisme reste un incroyable champ de liberté où chacun peut exprimer ce qu’il a de meilleur.
Ces trois faces nord sont considérées comme les derniers grands problèmes des Alpes. C’est autour de leur ascension que l’histoire de l’alpinisme a toujours gravité : je souhaitais m’inscrire dans cette continuité en y apportant ma touche personnelle. Bonatti définissait l’ultime de l’alpinisme par ces mots « seul, direct, hiver ». Dans cette optique, je voulais réaliser des directissimes, les voies les plus impressionnantes avec des moyens « propres », en autonomie, sans radio ni portable. Et la quête de la difficulté a toujours été essentielle dans ma conception de l’alpinisme.
Mais attention, l’aventure peut se vivre à tous les niveaux : seul compte ce que l’on en retire, et, encore plus difficile, ce que l’on est capable de retransmettre à l’autre…
Tu as fait la jonction entre les Grandes Jorasses et le Cervin à skis et à vélo…
J’avais envie de m’intégrer à la haute montagne, d’y rester le plus longtemps possible, de rejoindre les faces par les crêtes et les cimes plutôt que par les vallées. Même si c’est physiquement souvent très éprouvant (et finalement le moyen le plus long !) avec des journées de 15h,des 2400m de déniv positifs, des neiges parfois « difficiles » à skier, c’est une bonne préparation mentale pour aborder les phases suivantes. On a néanmoins été obligé de modifier le parcours au niveau du refuge des Bouquetins : le manteau était très instable et je me suis même fait embarquer sur une centaine de mètres. Heureusement je suis resté en surface mais l’alerte a été chaude et on s’est sagement replié sur Arolla et Evolène, d’où je suis reparti avec un vélo de course ( pour la 1ère fois de ma vie !) jusqu’à Zermatt.
Je ne recherche pas d’éphémères sensations extrêmes qui engendrent nostalgie et frustration. J’ai toujours besoin de cette approche de la montagne par des moyens traditionnels pour m’intégrer au milieu, me confondre avec lui, être en totale harmonie, et appréhender sereinement l’ascension à venir. Cette fusion avec la montagne me procure une plénitude qui perdure, rebondit dans ma vie quotidienne, une force intérieure qui permet de mieux comprendre la vie.
Et puis cette solitude acceptée qui n’en n’est pas une…
Dans les Grandes Jorasses, cette voie Eldorado est-elle à l’image de la représentation que tu en avais ? confirmations, surprises, difficultés, joies particulières ?
La rimaye était très mauvaise cette année, il a fallu attaquer à droite dans du mixte puis installer un système compliqué de téléphérique pour retraverser avec tout le matos. La pente centrale curieusement était dans d’assez bonnes conditions, le couloir des Japonais menant à Eldorado un régal …en glace dure. Et les premiers jours , c’était le grand beau, par contre un froid ( jusqu’à – 30°, sans vent heureusement) !
Eldorado est une très grande voie soutenue, qui prend vraiment les zones les plus raides à l’aplomb de la Whymper et je salue Valeri Babanov de cette ouverture. Seuls bémols, beaucoup de « drill-hooks » inutiles qui à mon sens ternissent un peu le caractère de cette voie , ainsi que quelques spits inutiles dans les longueurs. Mais c’est l’avis d’un puriste… Et c’est le privilège de l’ouvreur de faire comme bon lui semble
C’est, comme le disait Valéri, « une voie qui n’en finit pas » et jusqu’au bout, des doutes : à 50m du sommet dans le mauvais temps qui s’aggravait, je n’étais pas sûr de sortir. Mais en même temps cette sensation très forte que la montagne avait ouvert des fenêtres au moment où je pouvais m’y engouffrer, une grande confiance dans l’instant. C’était toujours à la limite, non pas techniquement, mais plutôt des « galères » : le portaledge qui manque de prendre feu avec un réchaud défectueux, la perte de crochets, un sac de hissage qui s’éventre…
Paradoxalement ,de grandes joies, même si les émotions auront finalement été peu présentes : du mixte superbe dans une longueur du couloir des Japonais ( 10cm de large de glace dans un bon 80°) et dans certains passages d’Eldorado (cocktail détonnant d’artif et de dry tooling), du bel artif ( néanmoins moins dur que prévu), la trouvaille d’un joli cristal que j’offrirai à Véro – au milieu d’une longueur d’artif, avec la neige qui tombait…- Et les joies de la balayette dans quelques longueurs recouvertes de neige !
Au sommet, pas de joie particulière, j’étais trop concentré sur la descente et c’était le « white-out » complet, avec le mauvais en prime…D’ailleurs, quand j’ai rejoint le « ledge », il avait complètement disparu sous la neige.
Et un jour à la descente ça bastonnait terrible, j’avais perdu 100m seulement : rappel en fil d’araignée, la paroi n’était plus qu’un rideau blanc : je me demandais si j’avais bien fait de virer le « ledge » et de na pas attendre que ça se calme ; instants d’angoisse au moment de faire venir les sacs selon une technique que m’avait appris Jérôme Thinières (qu’il en soit vivement remercié !)
Et le 15ème jour au matin, après un dernier bivouac dans un trou de neige sous la rimaye, j’ai vu 2 petits points noirs qui remontaient vers moi : les potes qui venaient m’aider à traverser la zone de crevasses encordé et descendre le matos, et je me suis mis à pleurer ,pleurer, pleurer. C’était irrépressible, impossible d’endiguer ça, j’étais « nu », à vif, l’extrême concentration se relâchait. Pareil quand j’ai appelé Véro avec le portable d’un des potes, j’ai pas pu finir la conversation… Ca a duré la journée comme ça.
Après être redescendu, as-tu eu le sentiment d’avoir vaincu la montagne ?
Pas du tout. On peut simplement dire : elle m’a laissé passer. Elle suppose une humilité totale : c’est elle le chef d’orchestre, je ne suis que l’instrument, mon rôle étant de faire sortir la plus belle musique de « ça ». Dans une entreprise de très haut niveau, on n’est jamais sûr d’aller au sommet. Les aléas sont trop importants : même si on est au niveau technique et qu’on a les connaissances qui permettent de faire face, il suffit que le marteau tombe, qu’une pierre abîme la corde, que le mauvais temps s’installe durablement. Au Cervin que je pensais être la plus « facile » des 3, j’ai vécu des moments terribles. Mais ce sont les règles du jeu. J’ai seulement le sentiment d’avoir composé avec la montagne…
Ne risques-tu pas ta vie dans des entreprises aussi difficiles ?
Je diminue au maximum les dangers objectifs : je choisis des faces très raides non exposées aux séracs ou aux avalanches et en hiver parce qu’il y a moins de chutes de pierres. Je préfère redescendre les voies que j’ai gravies pour éviter les crevasses des voies normales (en plus avec les kilos de matos à trimballer…). La technique aussi est adaptée à la difficulté : par exemple avec la technique capsule, je ne déplaçais pas mon camp de base tous les jours, j’ai pu faire un « push » au sommet en aller-retour en ayant laissé ma tente de paroi à 300 mètres au-dessous. Et là-haut je ne me suis pas déconcentré : trop d’accidents se produisent en montagne parce qu’on se relâche au sommet. Je sais que l’ascension se termine en bas de la paroi, pas avant. Et la descente des Grandes Jo avec environ 60kg n’est pas une mince affaire. Bien sûr il reste des impondérables, comme partout d’ailleurs… Mais qui pourrait affirmer que la vie est exempte de risques ?
Je recherche les conditions les plus difficiles mais pas les plus dangereuses.
C’est primordial pour moi de repousser les limites, d’explorer des champs inconnus, de m’aventurer dans des chemins jamais foulés, d’aller le plus loin possible. Mais cela n’a rien d’un suicide : avec l’entraînement et l’expérience, je n’ai pas le sentiment de mettre ma vie en danger ; je garde des marges de sécurité. Si je franchis les limites, je le sais, je le sens et je renonce : c’est ce que j’ai fait au Cervin. Je maîtrisais encore la situation puisque j’ai pu redescendre la voie et rejoindre seul le refuge. Quand on est vraiment seul en montagne, il se fait un grand champ de silence où l’on devient l’action. Cette concentration totale est le meilleur facteur de sécurité. Et pour moi ,il ne serait pas possible d’atteindre ces seuils de concentration avec une radio , qui à mon sens constitue une interférence et empêche de vivre les choses pleinement : il faut savoir ce pour quoi tu vas en montagne, qu’est-ce que tu y cherches(si tant que tu cherches quelque chose…), tu y ressens, tu y vis ?
Tu n’as pas senti venir les gelures au Cervin ?
Non, ça été terriblement insidieux. J’avais très froid aux mains et aux pieds mais je pensais que ce serait comme aux Grandes Jorasses dont je suis revenu avec des gelures superficielles, qui n’avaient laissé que peu de traces. Je réchauffais donc mes doigts comme je le pouvais, et le neuvième jour, après des heures passées à être tabassé contre la paroi par la tempête, à des températures entre -40 ° et –50° avec le « wind chill factor », j’ai redescendu la voie pour atteindre de nuit le refuge de Hörnli. Là, je me suis encore occupé de mes mains, je les ai réchauffées et j’ai compris que ce ne serait pas grave. Ce n’est que quand j’ai enlevé mes chaussures pour m’allonger que j’ai découvert que tous mes orteils étaient salement gelés, des morceaux de bois. Je n’avais rien senti. Mais quand j’ai commencé à les réchauffer, j’ai hurlé de douleur toute la nuit– une souffrance comme je n’avais jamais éprouvé -et à 5h du mat, j’ai utilisé le téléphone du refuge pour qu’on vienne me chercher. Je savais que c’était sérieux et je ne pouvais absolument plus marcher.
Comment envisages-tu les mois d’immobilité à venir ?
La montagne a toujours été pour moi synonyme d’ouverture : à soi, aux autres, à l’environnement, à la vie. C’est un outil dont je me sers le mieux possible et qui me passionne, mais je suis capable de prendre du recul. Et je ne veux pas forcer les choses. Si une muraille insurmontable se dresse devant moi, je ne peux que la contourner ou faire demi-tour. La vie n’est jamais une ligne droite. On se fixe un cap et on tire des bords. A cause de mes pieds je ne vais pas pouvoir aller en montagne avant l’automne – au moins-, je vais me tourner vers d’autres horizons. Depuis longtemps j’ai envie d’écrire, l’occasion m’en est donnée. J’ai envie de raconter ce que j’ai pu retirer de toutes mes expériences, de tous mes voyages, sans que ce soit « moi je », en espérant que ce sera aussi utile aux autres, que chacun aille vers son propre sommet, où qu’il soit.
Quand j’écris, j’ai l’impression d’une musique dans ma tête. Les fausses notes sont désagréables si je ne trouve le mot, le rythme qui conviennent. A l’inverse, si tout s’accorde, c’est comme un éclat de rire à l’intérieur de moi, une intense jubilation, la même que celle que j’éprouve après ces grandes ascensions de faces nord, ou de voies en falaise, des passages de bloc ou après un instant de magie dans la vie quotidienne, comme très souvent avec Véro ou des potes.
Ces mois d’immobilité forcée sont des moments où je vérifie la réelle présence de cette joie pure même si je ne vais plus en montagne, même si je n’escalade plus ( et Dieu sait si j’aime ça !), comme une mise à l’épreuve des discours que je tenais jusqu’à présent. Elle est toujours là, ça tombe bien (rires) !
Cette trilogie, tu vas y renoncer ? Et après ?
J’aimerais bien repartir dans deux ans peut être sur ce projet, mais d’une autre manière : à l’envers en commençant par l’Eiger et avec des moyens techniques plus perfectionnés. J’ai pris conscience de la limite du matériel dans ces conditions d’extrême mauvais temps, puisque ma tente s’est déchirée. Nous travaillons avec notamment un copain designer, dans la lignée de ce qu’avait fait Marc Batard, à la mise au point d’un habitacle de paroi en matériaux composites en forme d’ogive avec un plancher pliant, qui ferait à la fois abri de paroi, sac de hissage, pulka, et sac à dos. Cela permettrait de rester plus longtemps et plus sereinement dans des voies complètement inhumaines en hiver, et cela peut faire progresser l’alpinisme. Quand la technologie me sert, je l’utilise, quand elle m’asservit, j’y renonce.
A long terme c’est un immense voyage que nous voudrions faire, Véronique et moi : du Cap Horn au cap de Bonne Espérance, par les chaînes de montagne, avec une expédition d’alpinisme de haut niveau par an avec des copains qui nous rejoindraient sur des massifs choisis. Cela inclurait également la traversée du Hielo Continental en Patagonie, la remontée des cordillères andines le trek intégral des Rocheuses en Amérique du Nord, la traversée du détroit de Béring en hiver, la traversée de la Mongolie à cheval (en utilisant les compétences d’amis)… Psychologiquement, nous sommes prêts, il y a par contre tous les détails pratiques… mais nous ne sommes pas pressés !Ce serait conjuguer l’aventure sous toutes ses formes, une synthèse de l’aventure, l »aventure universelle », comme disait Bonatti, un voyage d’une dizaine d’années que je vois comme un arc-en-ciel au-dessus du monde.