Présentation
Il est intéressant de comparer les trois sommets de cette trilogie en faisant abstraction des faces nord : aucun d’eux n’a une voie normale facile, puisque les trois itinéraires sont côtés « AD ». Les Grandes Jorasses n’ont été gravies qu’en 1864 ( pointe Whymper, voisine du point culminant qui est la Pointe Walker), soit l’année de l’ascension de la Verte, et seulement un an avant le Cervin.
La face nord a très vite été le dernier problème des Alpes, avec l’Eiger, peut-être plus que le Cervin. Dès 1907, le célèbre Joseph Knubel fait une tentative à l’éperon central « Croz », mais il est trop en avance sur son temps. Armand Charlet reprend le flambeaux très tôt, en 1929, à l’éperon Walker, mais c’est l’échec. Heckmair, celui de l’Eiger, fait cordée en 1931 avec Kroner, au Croz, et renonce face aux chutes de pierres.
Premier constat, alors qu’au Cervin la ligne est évidente, qu’à l’Eiger après quelques hésitations l’entrée de la face nord par la traversée Hinterstoisser devient incontournable, aux Grandes Jorasses il y a une autre dimension : la face est aussi large à sa base qu’à son sommet, trouver l’itinéraire idéal reste très problématique.
Léo Rittler et Hans Brehm emboîtent le pas de Heckmair, passent outre les chutes de pierres et perdent le combat; Heckmair revient pour une tentative, retrouve les corps des deux malheureux au pied de la face et abandonne à nouveau.
La conquête de la face nord des Grandes Jorasses.
Les dates et les ascensions mentionnées dans ce site viennent plus de coups de coeur que de la recherche d’un historique exhaustif.
1864 : Première ascension de la Pointe Whymper par E. Whymper, M. Croz, C.Almer et F. Biner.
1868 : Première ascension de la Pointe Walker par H. Walker, M. Anderegg, J. Jaun et J. Grange.
1911 : Première ascension de l’arête ouest depuis le col des Grandes Jorasses par H.O. Jones et G.W.young avec J. Knubel.
1927 : Première ascension de l’arête des Hirondelles (est) par G. Gaia, S. Matteoda, F. Ravelli, G.A. Rivetti avec A. Rey et Chenoz.
1935, 28 et 29 Juin, première ascension de la face nord par l’éperon Croz par M.Meier et R. Peters.
1938, 4 au 6 aout, première ascension de la face nord par l’éperon Walker par R. Cassin, L.Esposito et U. Tizzoni.
1964, du 6 au 9 aout, première ascension de la face de la Pointe Whymper par W. Bonatti et M. vaucher.
1968, du 17 au 25 janvier , première ascension du Linceul par R.Desmaison et R. Flematti.
1973, du 10 au 17 janvier première ascension de la directe Gousseault par R. Desmaison, M. Claret et G. Bertone.
La face nord des Grandes Jorasses est sans doute la face la plus convoitée des années 1930. L’Eiger est monopolisé par les austro-allemands, le Cervin est gravit assez rapidement. Ici, les tentatives se succèdent, Charlet en fera six ! Viennent Gervasutti, Welzenbach ( au Linceul en 1934 ! ), Loulou Boulaz la genévoise, Chabod, Cretier, Allain, Lambert, Greloz, Boccalate. Tout est tenté, éperon de droite, de gauche, cela monte, et redescend bien vite.
Juillet 1934, Heckmair est tenace. Il revient aux Jorasses avec Meier et Steinauer, tandis que Peters et Harringer sont de la même tentative sans préméditation, rencontre fortuite au refuge oblige. Toutefois, au matin, il fait mauvais, seuls Peters et Harringer partent. Le lendemain, Charlet et Belin d’Argentière les rattrapent, dans le mauvais temps ! Gervasutti et Chabod les suivent de près… trop de monde dans la face nord du Croz, et la tempête qui s’en mêle, font que tous redescendent … sauf Peters et Harringer, qui foncent dans le tas. Il forceront le passage-clé de l’Eperon Croz mais devront redescendre devant la persistance du mauvais temps, sans atteindre le sommet. A la descente, au bivouac, Harringer glisse, tombe au pied de la face. Peters, désemparé, sera sauvé par une cordée de secours, menée par Franz Schmid lui-même, vainqueur du Cervin en 1931… la montagne est petite !
1935. Peters revient, avec Meier. Le temps est beau, ils évitent le refuge où se bousculent les prétendants. Ils gravissent l’éperon Croz sans coup férir, et résolvent le problème de la face nord, dans une discrétion exemplaire. Chabod, Gervasutti, Boulaz et Lambert font « leur » première de l’éperon Croz le 30 juin de la même année, sortent dans la tempête et apprennent à leur arrivée dans la vallée qu’il viennent de faire la première répétition…
La face nord des Grandes Jorasses est complexe. En gravissant le Croz, les alpinistes ont eu le droit d’accéder »au deuxième monde », comme dans un jeu vidéo. Le « deuxième monde », c’est « LA » Walker. Et pour se sortir des pièges du deuxième monde, arrive un candidat presque hors concours, Riccardo Cassin, l’italien de Lecco, familier des Dolomites.
En 1938, Riccado Cassin est au pied de l’Eiger, il fait mauvais. Quatre alpinistes sont engagés dans la face nord, ils sont déjà très haut, s’ils reviennent vivants, ils seront victorieux. C’est chose faite le lendemain, Heckmair et sa bande rentrent à la Kleine Scheidegg avec en poche la première ascension de la face nord de l’Eiger.
Riccardo Cassin reprend le train, rentre à Lecco; il ne reste plus que les Grandes Jorasses…
L’histoire qui suit frise le cocasse, mais témoigne également de la fraîcheur mentale et de la maîtrise technique de Riccardo Cassin. Il ne connaît pas le massif du Mont Blanc, des Grandes Jorasses il ne possède qu’une carte postale. Le 30 Juillet il est à Courmayeur avec Tizzoni, se fait indiquer le Col du Géant et monte au refuge Torino. Les deux alpinistes laissent derrière eux une sensation d’incrédulité quand ils demandent aux gardiens du Torino, puis du Requin au passage, le chemin vers la face nord des Grandes Jorasses. Arrivés au pied de l’édifice, reconnu grâce à la carte postale, Cassin et Tizzoni cachent leur pitons et mousquetons sous un bloc, et remontent à Torino pour retrouver Esposito, le troisième larron.
Le premier août, Pierre Allain franchit la rimaye ! Mais les conditions sont moyennes, beaucoup de glace, et la « pure lumière » redescend, une fois de plus, perturbée par un rocher pas assez sec pour grimper en libre.
Cassin revient, le 4 aout, il passe la rimaye avec ses compagnons Tizzoni et Esposito. Lui ne s’encombre pas de détails, un étrier par ci, un piton par là, cela passe. Son expérience dans le mauvais temps au Badile et les parois continuellement déversantes des Dolomites lui ont donné une aisance remarquable dans tous les terrains. Casin va faire preuve d’un sens de l’itinéraire peu commun, et d’une rapidité étonnante. Après deux bivouacs, la cordée sort au sommet de la Walker le 6 aout à 15 heures, dans une tempête farouche. Un troisième bivouac au sommet s’impose, et la cordée ne rejoint la vallée que le 7 aout, triomphante. Voilà comment un « dolomitard » a fait sa première course dans le massif du Mont Blanc…
Nous l’avons vu plus haut, l’histoire des Grandes Jorasses ne fait que commencer, du fait de la largeur de la paroi, tant à sa base qu’à son sommet. Cette face nord va révéler le destin exceptionnel de grands alpinistes décennies après décennies.
Aprés Riccardo Cassin, l’homme des Jorasses va être Walter Bonatti. Un Bonatti au sommet de son art, en 1963, qui va réaliser avec Oggioni la première hivernale de la Walker. Un Bonatti en fin de carrière également, qui va ouvrir la première voie de la face nord de la Pointe Whymper en 1964 avec Michel Vaucher.
Le candidat suivant au titre de « Monsieur Jorasses » est incarné par René Desmaison, qui ne laisse pas refroidir la face nord : il fait la seconde hivernale de la Walker avec Jacques Batkin le même hiver que Bonatti, en 1963 !
René Desmaison s’illustre en 1968 avec Robert Flematti en ouvrant le Linceul en hiver, et en médiatisant l’exploit en direct depuis la face nord. Il sera en liaison radio quotidienne avec une équipe de journalistes postée au refuge de Leschaux.
En 1971, Desmaison et Serge Gousseault décident d’ouvrir une nouvelle voie, directe, à gauche de la Walker. Ce sont les fameuses et tristement célèbres « 342 heures dans les Grandes Jorasses ». Le mauvais temps les bloque à 80 mètres du sommet, et Gousseault meurt d’épuisement, fatigué par une déficience physique qu’il avait caché à Desmaison.
René Desmaison aura du mal à se remettre de cette expérience, tant physiquement que moralement. Pour se prouver son aptitude à retrouver la haute difficulté, il gravit en solitaire l’intégrale de Peuterey en été 1972.
Hiver 1973, avec Michel Claret et Giorgio Bertone, il retourne aux Grandes Jorasses achever la directe « Gousseault ».
Les premières vont ensuite s’enchaîner, chacun voulant tracer sa voie dans la face nord. Mais les itinéraires logiques sont ouverts, pour preuve l’intérêt que suscite toujours la « Gousseault » pendant la décennie 2000. Signalons tout de même la belle voie Colton/Mac Intyre à la Walker qui résout le problème des goulottes délicates de la brèche séparant la Walker de la Whymper et sortant directement à la Walker, ouverte en aout 1976. La très « fashion » No Siesta à l’éperon Croz ouverte en juillet 1986 par Glejdura et Porvaznik, puis Manitua ouverte en solo par Slavko Sveticic sur le Croz en juillet 1991, et Eldorado à la pointe Whymper ouverte en juillet 1999.
Coté premières, Patrick Gabarrou est incontestablement l’homme des Grandes Jorasses par la face nord : pas moins de 5 voies nouvelles ! 1986, directe avec Hervé Bouvard à la Walker, 1992 directe à la pointe Marguerite avec Christian Appertet, 1993 voie « Alexis » à la Pointe Whymper avec Benoit Robert, 2003 voie directe « A Lei » à la pointe Magali à droite de la pointe Croz avec Benoit Robert et Philippe Batoux, 2005 voie « Heidi » en face nord de la pointe Marguerite avec Christophe Dumarest et Phillipe Batoux. Pas mal….
La voie Gousseault à l’Eperon Walker
La voie directe Gousseault a été « ouverte » dans des conditions tragiques. J’ai mis des guillemets autour du mot « ouverte », car en fait la véritable ouverture a eut lieu en 1973 et s’est déroulée sans incident majeur.
Mais en 1971, René Desmaison et Serge Gousseault ont gravit la voie dans sa quasi intégralité, jusqu’à 80 mètres du sommet de la Pointe Walker, en hiver. La tempête qui s’est abattue sur eux à cet endroit fut fatale à Serge Gousseault.
S’en est suivi une polémique autour de René Desmaison….
A lire absolument, le livre de Desmaison « 342 heures dans les Grandes Jorasses »
Le 9 février 1971 Desmaison et Gousseault partent pour les Grandes Jorasses en descendant la vallée blanche depuis l’aiguille du midi, atteinte en téléphérique.
Serge Gousseault est guide depuis 1970, sortit 3° du stage final. Son palmarès alpin est déjà bien fourni, c’est un excellent grimpeur de rocher. Mais un accident dans la face ouest des Drus fin Aout 1970 coute la vie à son compagnon de cordée Guy Hérant qui meurt devant lui. Fortement marqué, Serge Gousseault aimerait faire une grande hivernale avec René Desmaison, lequel accepte.
Le projet est de gravir l’éperon Croz en hiver, une première, puis ensuite de faire une tentative de directe à la Walker, dans le mois et demi d’hiver qui reste. Les deux skieurs arrivent à Leschaux, et stupeur : une cordée est à la base du Croz. L’objectif change, et les deux alpinistes redescendent à Chamonix pour compléter leur matériel en vue de tenter sans attendre la directe à la Walker.
Le 10 Février deux longueurs sont déjà équipées au dessus de la rimaie, et Desmaison et Gousseault passent une dernière nuit au refuge de Leschaux. Serge Gousseault a grimpé en tête et Desmaison peut mesurer son aisance technique.
Gousseault a déjà gravi de grandes parois, affonté de difficiles bivouacs, pendu sur des étriers. Il est parfaitement préparé à cette ascension. Le 11 au soir, aprés une journée bien remplie, la cordée prend son rythme de croisière en paroi. Srerge Gousseault passe un temps considérable à entretenir ses chaussures en cuir, non pas avec de la cire, mais avec de la graisse dont il s’enduit également abondamment les mains.
L’escalade n’est pas facile, la paroi, raide, est souvent mixte, obligeant à garder les crampons. De nombreuses longueurs sont même en glace raide, type goulotte, mais souvent Desmaison se plaint de n’avoir qu’une glace trop fine, fragile. Desmaison grimpe désormais exclusivement en tête.
Le 13 février dans l’aprés midi, vacation radio avec Simone Desmaison, qui monte régulièrement à la Flegère pour communiquer les prévisions météo. Pour la première fois, une petite perturbation est annoncée pour la nuit, avec de la neige, puis retour du beau temps le lendemain.
Serge Gousseault avait envie et besoin de cette ascension. Il avait trouvé en René Desmaison la personne idéale pour gravir une grande paroi en hiver.
Le 14 février, brouillard; mais la météo est optimiste pour 48 heures, puis conditionnellement bonne pour les 3 jours suivant, avec une petite perturbation entre les deux. Voici le verdict de la vacation. Les deux alpinistes sont en excellentes forme et décident de poursuivre leur ascension.
Le 15 février dans l’après midi il se met effectivement à neiger.René Desmaison voue à Serge Goussseault une grande confiance, son compagnon est en grande forme.
Le 16 février la neige s’est interrompue, mais le ciel est blafard. L’accalmie est brève, les précipitations reprennent, et avec elles les coulées de poudreuse. Pendant une vacation radio, la poudreuse recouvre Desmaison et anéanti le poste radio. Plus de liaisons avec la vallée.
Plusieurs fois dans la journée, sans raison, Serge Gousseault enlève ses gants, malgré ses mains déjà abimées par le froid. Il perd un piolet enfin de journée, ce qui le trouble excessivement. Sa main droite est boursouflée par le froid, mais sensible.
Mercredi 17 février. Il fait grand beau, le vent souffle sur les arêtes. La progression reprend.
Serge Gousseault est plus lent que d’habitude, il ne répond pas toujours aux appels de René Desmaison. Le soir au bivouac, sa main droite, quoique sensible et mobile, est extremement enflée et la peau part en lambeaux….René Desmaison essaie de comprendre pourquoi ses mains sont dans cet état là.
Jeudi 18 février. La neige tombe, lourde. Il reste peu de pitons, Serge Gousseault a du mal à les récupérer et beaucoup restent dans la paroi.
La journée est bien entamée. Serge Gousseault est épuisé, Desmaison doit le hisser car il ne peut plus se servir de ses mains. Desmaison ne comprend pas pourquoi Serge Gousseault est soudain si diminué physiquement.
Vendredi 19 février. Desmaison grimpe, redescend, récupère le matériel, remonte, hisse Gousseault. Encore une journée dans la paroi. Dans le mauvais temps.
Samedi 20 février. Il fait beau, mais Serge Gousseault est épuisé. Une lente agonie se prépare, une longue affaire de secours mal gérée est en marche. Serge Gousseault, souffrant de décalcification, n’aurait jamais du aller dans les Jorasses en hiver. Mais Desmaison ne le savait pas.
Il est indispensable de se pencher sur le livre de René Desmaison « 342 heures dans les Grandes Jorasses » pour cerner tout le tragique de cette hivernale.
René Desmaison va revenir en 1972, puis en 1973, pour achever cette ascension avec Giorgio Bertone et Michel Claret. Le 16 janvier 1973, les trois hommes sont au sommet dans la tempête.La voie sera reprise en août 1977 par Gordon Smith et Tobin Sorenson. Stéphane Benoist et Patrice Glairon-Rappaz réussissent du 13 au 17 janvier 2000 la seconde hivernale de la voie Gousseault, une belle réalisation en 5 jours, sans portaledge, avec un hamac pour deux…. Ascension de la voie les 24 et 25 octobre 2000 pour Berhault et Magnin pendant le voyage de Patrick à travers les Alpes, mais avec une importante variante dans le bas de la face qui dénature un peu la beauté du tracé.
Nouvelle ascension de la voie en Mars 2003 par la cordée Marsigny-Larios en 3 jours et demi.
Voie ED, 1100m., 5c A1, mixte et glace à 85°