Présentation
La face nord de l’Eiger est peut-être, dans l’esprit des alpinistes, la plus terrible des faces des Alpes. Ce n’est ni la plus belle, ni la plus élégante. C’est assurément la moins accueillante! Son histoire complexe mêle alpinisme, ambition et politique. De plus, sa visibilité aisée depuis la vallée a contribué au fort engouement qui accompagna la première ascension. Les touristes pouvaient en effet, grâce à une longue vue, suivre en direct les drames épiques dont la face nord était le théâtre dans les années 1930.
Pourquoi est née cette réputation si particulière de l’Eigerwand? Ce sommet n’atteint même pas 4000 mètres d’altitude !
L’Eiger est situé en Suisse, dans l’Oberland Bernois. A l’avant du massif, face aux plateaux helvétiques, cette face constitue le premier rempart des Alpes faces aux perturbations atlantiques. Elles y sont donc particulièrement redoutables. De plus, la paroi, concave, retient les nuages plus que les autres sommets.
La paroi est calcaire, raide dans sa partie supérieure. Le cheminement n’est jamais évident, avec de nombreuses traversées qui rallongent une ascension déjà très longue. La face fait 1650 m. de haut ! Ces traversées furent fatales à beaucoup de cordées. Enfin, vue du bas, la face paraît essentiellement rocheuse, alors que de vastes névés s’y accrochent. Ajouté à cela le verglas, et c’est bien plus qu’une course purement rocheuse. Là encore, les cordées en lice pour la première ascension vont l’apprendre, souvent à leur dépends.
La conquête de la face nord de l’Eiger
Les dates et les ascensions mentionnées dans ce site viennent plus de coups de coeur que d’une volonté d’exhaustivité…
– 1858: Première ascension de l’Eiger.
– 1871: Première ascension de l’arête ouest de l’Eiger.
– 1921, 10 septembre : première ascension de l’arête de Mittelegi.
– 1932: Première ascension de la voie Lauper, ED, sur la face nord est.
– 1934: Première tentative de la face nord jusqu’à 2900m. par W. Beck, G.et K. Löwinger.
– 1935: Tentative des allemands Karl Mehringer et Max Sedlmayer qui meurent de froid au bivouac de la mort, troisième névé à 3300 m.
– 1936: « Tragédie Kurz », pendant laquelle les quatre membres de l’équipe austro-allemande décèdent au cours de la descente depuis le bivouac de la mort : Hinterstoisser, Kurz, Angerer et Rainer. Hinterstoisser découvre à l’occasion la traversée fatale qui porte son nom, porte d’accès à la face nord.
– 1938: Heckmaier, Harrer, Kasparek et Vörg réalisent la première ascension de la face nord de l’Eiger.
– 1947 : Première répétition par Lionel Terray et Louis Lachenal.
– 1950: Première ascension de la face nord dans la journée.
– 1961: Première hivernale de la voie classique Heckmaier par Toni Kinshofer, Anderl Mannhardt et Toni Hiebeler.
– 1963: Michel Darbellay effectue la première ascension solitaire.
– 1966 : Ouverture en hiver de la directissime John Harlin.
– 1978 : Première et seconde ascension hivernale de la voie classique par T. Hasegawa et I. Ghirardhini.
– 1983 : Directissime Ghilini-Piola dans la partie droite de la face.
– 1991: L’excellent alpiniste Américain Jeff Lowe ouvre en huit jours et en solo hivernal une nouvelle directissime: « Métanoïa » ( la transformation spirituelle). Un coup de maître curieusement passé sous silence.
-2001: l’ère des voies modernes est désormais bien établie, même dans la face Nord: « the young spider », ouverte par les Suisses Ueli Steck et Stephan Siegrist, synthétise toutes les données des nouvelles voies dures: dry tooling, libre difficile, cascade de glace etc… Le tout protégé par des spits.
En 1933, Adolf Hitler accèdait au poste de Chancelier en Allemagne, puis à la présidence du III° Reich en 1934. Il pratique une politique d’annexion qui conduira à la seconde guerre mondiale. Peut-on dissocier son accession au pouvoir, son désir de régner en maître sur l’Europe, puis sur le monde, en hissant la notion de la race aryenne au faîte de la hiérarchie humaine, de la première ascension de la face nord de l’Eiger ? Adolf Hitler voulait que son peuple soit reconnu comme étant l’élite de l’espèce humaine, et chaque occasion qu’il a de prouver que les ressortissants germaniques étaient, de fait, supérieurs aux autres, lui permettait de légitimer son point de vue.
En 1936, les jeux olympiques de Berlin devaient être l’un de ces tremplins. L’incident de la performance de Jesse Owens fut comme un pavé dans la mare. L’américain collectionne les médailles d’or en athlétisme. Le peuple allemand scande le nom de Jesse Owens. L’alpinisme pouvait sauver la grandeur des athlètes allemands.
L’Eiger, et l’alpinisme en général, étaient des terrains idéals pour la doctrine nazie. L’alpinisme véhiculait les valeurs d’abnégation, de don de soi, de courage, de virilité (excusez-moi mesdames), de grandeur morale que le nazisme défendait pour la race aryenne. Les clubs alpins germaniques ont beaucoup donné au nazisme. Trop donné, si l’on considère que les grimpeurs tombés à l’Eiger étaient aussi motivés par l’enjeu alpinistique que par la soif de reconnaissance de la part du Führer lui-même. Ces temps ont été obscurs, et à notre époque il est difficile de faire la part du vrai et du faux, entre ceux qui voudraient vilipender l’alpinisme germanique (austro-allemand) d’entre-deux-guerres et ceux qui voudraient croire que l’alpiniste ne peut-être motivé dans une ascension que par le dépassement de soi et l’expérience humaine de la cordée.
Les acteurs de l’époque ont eu un discours qui a changé après guerre. Convictions profondes qui ont stratégiquement disparu après la défaite en 1945, ou opportunisme devant la puissance du dictateur dans les années 30 ?
Toujours est-il qu’en 1934, une première cordée s’attaque à la face nord-ouest, la véritable « face nord de l’Eiger ». Le mur de calcaire fait 1800 m de haut. Chose incongrue, il est percé d’un trou au premier tiers de la paroi, plutôt à droite, le Stollenloch, qui se traduit en français par « le trou du voleur ». Ce trou est un regard d’exploitation pour évacuer les débris de roche issus de la construction en 1912 du tunnel souterrain du train du Jungfraujoch, qui de Grindelwald via la Kleine Scheidegg, conduit au JungfrauJoch à plus de 3100 mètres d’altitude, en plein monde glaciaire. Ce trou offre un accès facile dans la face nord, et une solution de repli « confortable ». Il a été le théâtre de tragédies maintes fois relatées.
En 1932, Lauper de Zürich accompagné de trois guides, Knubel, Zürcher et Graven, surmonte les 2000 mètres de dénivelé de la face nord-est. Mais elle n’est pas la véritable face nord de l’Eiger. Pourtant, pour nombre d’ alpinistes, le problème est résolu. Seuls les autrichiens et les allemands considèrent que tout reste à faire.
La tentative de 1934 est peu significative. En 1935, Sedlmayer et Merhingen sont les premiers candidats sérieux, et ils vont ouvrir les portes d’un enfer pour les grimpeurs germaniques. Les deux munichois ne doutent de rien, ou presque, et pensent à une ligne directe. Du bas la paroi semble être une succession de ressauts courts et aisés. La cordée passe plus d’une journée à atteindre le premier névé, la paroi est plus difficile qu’il n’y paraît. Surtout, la glace est bien plus présente que prévu. Les grimpeurs bivouaquent au sommet du 3° névé. Puis ils attaquent directement, négligeant la rampe. Du moins c’est ce que l’on suppose. Des pitons seront retrouvés, bien des années plus tard, au-dessus du 3° névé, que l’on attribuera à leur tentative. A la Kleine Scheidegg, les alpinistes sont suivis à la longue vue, heure par heure. L’Eiger est une montagne « publique », une indiscrétion, comme une lourdeur impudique dans le monde réservé de l’altitude. Mais le temps se gâte, et à partir du sommet du 3° névé, on ne sait plus rien d’eux. Quinze jours plus tard, un avion survole la face et aperçoit un cadavre au sommet du 3° névé; c’est Sedlmayer. Ce lieu prend le triste nom de bivouac de la mort, la légende macabre de l’Eiger n’en est qu’à son commencement.
Cette face nord a sans doute subi moins de tentatives que les autres faces nord, notamment les Grandes Jorasses. Sa triste réputation vient plus du petit pourcentage de grimpeurs qui en sont revenus…
En 1936, les bavarois Toni Kurz et Andreas Hinterstoisser font équipe avec Willy Angerer et Eduard Rainer, autrichiens. Ils vont découvrir l’accès idéal à la face nord, en attaquant à droite, passant à proximité du trou du voleur. Une traversée audacieuse et intelligente les ramène à gauche au premier névé, évitant l’accès direct de Sedlmayer et Mehringer, plus difficile. Quelle astuce, quel sens du terrain ! Hinterstoisser est le père de cette traversée qui porte encore aujourd’hui son nom. Ils sont tous très fort rochassiers, confiants, et ne laissent aucun équipement derrière eux.
Mais l’Eiger est une course de glace, et ils ralentissent nettement dans les névés. Au tristement célèbre bivouac de la mort, le temps se gâte, et ils battent en retraite. Un jour et demi leur sera nécessaire pour rejoindre la fameuse traversée Hinterstoisser. La paroi est verglacée, aucun retour n’est envisageable du côté de la traversée.
Un homme s’inquiète de leur sort, c’est Albert von Allmen, employé au chemin de fer du Jungfraujoch. Par le trou du voleur, il communique verbalement avec les quatre alpinistes, qui décident de descendre en rappel directement sous le premier névé. Les guides de Grindelwald ne veulent a priori pas se porter au secours des prisonniers de la face nord. La décision est difficile à prendre, il fait très mauvais, la face nord est hostile.
En fin de journée, l’affaire est entendue, une équipe monte par un train spécialement affreté jusqu’au Stollenloch pour sauver Toni Kurz seul, car les 3 autres ont été frappés par une chute de pierres; mais il est déjà tard et il faut attendre le matin pour intervenir.
Au matin, contre tout espoir, Toni Kurz est encore vivant; il organise son auto-sauvetage, dans le mauvais temps, guidé et encouragé de la voie par les guides de Grindelwald qui ne peuvent l’atteindre. Toni doit rabouter des cordes pour descendre en rappel, il fend le brouillard, les sauveteurs sont à portée…mais Toni Kurz est épuisé, et son mousqueton de rappel se coince dans le noeud de rabout de la corde. Il meurt, incapable de trouver l’énergie de faire sauter le noeud, à quelques mètres des guides impuissants…
C’est à partir de ce moment-là que l’Eiger fut considéré comme la machine à propagande du nazisme. Les protagonistes sont accusé de fanatisme, prêts à mourir pour porter haut l’image de la puissance du III° Reich.
L’année suivante voit quelques tentatives en début d’été, dont celle de Loulou Boulaz; mais on se frotte toujours à l’Eiger comme à une paroi rocheuse, et pour cause, les grimpeurs qui sont montés assez haut pour se rendre compte du problème ne sont jamais revenus vivants. En août, Rebitsch et Vorg partent dans la paroi. Ils sont affutés, forts et lucides. Ils trouvent le cadavre de Hinterstoisser après seulement 400 mètres d’escalade dans le socle et le redescendent. Ils repartent peu après dans la face, et avisés, équipent la traverseé Hinterstoisser d’une corde de fixe pour un éventuel retour. Au bivouac de la mort, aprés une ascension difficile des névés, ils attaquent droit mais ils buttent contre des difficultés trop élevées. Et le mauvais temps se manifeste à nouveau. Ce bivouac de la mort est décidément maudit… Une journée de descente jusqu’à la traversée Hinterstoisser, une formalité grâce à la corde fixe. Ils sont les premiers à revenir vivant d’une tentative poussée, que le mauvais temps aura stoppé.
Rebitsch, qui devait initialement aller dans la face avec Heckmaier en 1938, va lui faire un compte-rendu détaillé de sa tentative : l’Eiger est une course de glace….
La suite est bien connue.
Deux autrichiens partent dans la face nord, Kasparek et Harrer ( celui de « 7 ans au Tibet » ). Ils sont lents.
Le lendemain, Heckmaier et Vorg, qui était de la tentative de 1937, partent à leur tour, et rattrapent au pas de course les autrichiens. Heckmaier est équipé de crampons Grivel à pointes avant….alors que la cordée autrichienne n’a qu’une paire de crampons classiques et taille des marches, qui profitent à la cordée qui les suit ! Les deux cordées font cause commune, bien que Heckmaier eut préféré voir redescendre les autrichiens. Vorg est plus chaleureux et persuade son compagnon de faire équipe. Et le soir, au bivouac de la mort….le mauvais temps arrive. Bivouac donc, en ce lieu sinistre de part son histoire déjà chargée. Le lendemain, la paroi est verglacée. Heckmaier, sur ses pointes avant, invente le mixte moderne, il remonte la rampe, traverse vers la droite, enchaîne sur une longue horizontale à droite , la traversée des Dieux, jusqu’à l’Araignée. Les allemands « courent » dans le névé, et attendent les autrichiens à son sommet. Tout va mal pour la seconde cordée. Les leaders leur envoient une corde pour les aider aprés qu’une avalanche venue du haut de la face aie balayé la pente. Ils continuent dans les fissures de sortie, et l’heure du bivouac arrive. La nuit n’est pas des meilleures, c’est la troisième dans la paroi.
Le lendemain, le temps est exécrable, il neige abondamment. Les rochers sommitaux sont plâtrés et c’est une lutte pour la vie que vont mener les quatre alpinistes. Ils atteignent le sommet, épuisés, à 15 heures 30, et filent directement dans la vallée, vides d’émotions. La gloire les attend, la polémique, la politique, et la bassesse du monde également. Même si leurs motivations étaient empreintes de reconnaissance, ternies par l’idéal politique, même si ils ont utilisés habilement leur réussite auprès du pouvoir en place, peut-on penser à ces hommes en ce milieu d’après-midi au sommet de l’Eiger, dans la tempête, sans avoir un espoir ? L’espoir qu’ils ont eu un instant dans leurs yeux une flamme ténue, étouffée par la fatigue, mais qui n’avait aucune parenté avec l’océan de feu qui allait ravager le monde quelques années plus tard.
L’Eiger, triste montagne, austère et inhospitalière, nous autorise à avoir cet espoir né de la fraternité entre quatre grimpeurs qui ont associés leurs forces dans l’ascension réussie de cette face nord, quatre jours durant en 1938.
Il faudra attendre 1947 pour voir la répétition de la voie de 1938 par Lionel Terray et Louis Lachenal.
Les hivernales
La première hivernale de l’Eiger constitue un défi logique. Initiée dans les années 1950 entre autres par Walter Bonatti et René Desmaison, les années 1960 sont celles des grandes hivernales dans les Alpes.
C’est en mars 1961 que quatre alpinistes, encore des germaniques, se mettent à l’ouvrage. Il s’agit de trois allemands, Hiebeler, Manhardt, Kinshofer, et d’un autrichien, Amberger. L’ascension dure six jours, et tout se déroule à merveille. Belle réussite, entaché d’un petit manquement à l’éthique puisque les alpinistes ont rejoint la face par le trou du voleur et ont occulté le socle….. Kinshofer laissera son empreinte au Nanga Parbat ( Pakistan, 8126 m) , en ouvrant cette même année 1961 la voie d’accès du versant Diamir qui porte son nom jusqu’à 7150 m. Il y retournera en 1962 et atteindra cette fois-ci le sommet du 8000. Hiebeler, lui, continue sa brillante carrière de grimpeur qu’il double d’une vie d’écrivain alpin de premier ordre. Le Nanga Parbat sera la montagne d’Himalaya des allemands, à l’instar de l’Eiger pour les Alpes. Heinrich Harrer ( qui cotoya le Dalaï-lama), vainqueur de la face nord de l’Eiger en 1938, participe à l’expédition au Nanga Parbat de 1939 qui atteint 6000 mètres sur la montagne pakistanaise.
La suite de l’histoire hivernale de la face nord de l’Eiger mérite de s’y arrêter plus longuement.
En effet, à la fin de l’année 1965, alors que dans la face Nord des Grandes Jorasses les itinéraires sont au nombre de 3 ( Voie Cassin à l’Eperon Walker, Bonatti-Vaucher à la pointe Whymper et Eperon Croz à la Pointe Croz ) et au Cervin de 2 ( Voie Schmid, voie Bonatti), la face Nord de l’Eiger n’est parcourue « que » par la classique de 1938. Aussi il semble logique que des alpinistes songent à offrir une directe à la face nord de l’Eiger. L’histoire devient novatrice lorsque l’on sait que cette directissime est envisagée en hiver, lorsque les pierres sont soudées par le gel et que la paroi n’est pas le siège d’orages continuels. Enfin, cette directissime est celle d’un homme, John Harlin.
John Harlin est américain, né à San Franscisco en 1935. Dés 1963 il envisagea une directe dans la face nord, après avoir gravi la classique en 1962. En 1964, plusieurs tentatives eurent lieu, jamais très poussées en raison du mauvais temps. Des Munichois, des Italiens, et John Harlin; John Harlin qui se joint à une cordée italienne pour mener la tentative la plus sérieuse, stoppée au second névé par le mauvais temps.
John Harlin résida de nombreuses années en Irlande et en France, suivant les déplacements professionnels de son père qui travaille alors à la « Transworld Airlines ». John découvre l’alpinisme à 18 ans en compagnie de Jon Lindbergh, qui était tout simplement le fils de l’aviateur Lindbergh ( le premier à franchir l’Atlantique par la voie des airs à bord du « Spirit of Saint Louis »). John Harlin marqua rapidement un goût prononcé pour l’Eiger puisque deux ans après ses débuts en alpinisme il tentait, sans succès, la face nord classique. A vingt ans, il escalade le versant nord du Cervin.
Il s’enrôla dans US Air Force en 1957, et à l’issue de sa formation de pilote dont il sortit major, il choisit une affectation en Allemagne pour se rapprocher des Alpes. Chaque week-end il partait en montagne, et il surmonta la face nord de l’Eiger par la voie classique en 1962. Il quitta alors le corps militaire pour devenir instructeur d’alpinisme à Leysin, en Suisse.
Il était alors au sommet de son art, et son nom reste gravé dans trois premières, la face sud du Fou, le pilier dérobé du Freney au Mont-Blanc, et la fameuse directissime américaine à la face ouest du petit Dru. John Harlin était doué dans tous les domaines qu’il abordait, il était doté d’un physique d’athlète et il sentait son corps débordé par la joie dans l’effort, aussi dur soit-il. Enfin, et ses nombreux voyages ont dû l’y aider, il avait une profonde idée de l’internationalisme dans sa pratique de l’alpinisme. Il lui semblait que les cordées internationales ouvraient la voie aux réconciliations entre les peuples et au maintien de la paix. Il n’est pas loin de s’associer à Peter Haag en 1965 pour faire une tentative pour ouvrir une directe à l’Eiger, mais il n’ont pas les mêmes conceptions des moyens à mettre en oeuvre pendant l’ascension.
Pour la directe à l’Eiger, John Harlin fit cordée commune avec Layton Kor, un collosse américain de 1m 93, et Dougal Haston, un alpiniste britannique hors pair. Chris Bonington fut également souvent présent, avec une mission essentiellement photographique, jusqu’au bivouac de la mort. Don Whillans participa également, de près ou de loin, à l’aventure. Dougal Haston et John Harlin se retrouvent fin Janvier 1966 et échafaudèrent leur projet, photos à l’appui. Le 2 Février, en compagnie de Layton Kor ils firent un vol de reconnaissance en hélicoptère de la face nord, au plus près. Ils furent impressionnés par l’ampleur de la face mais restèrent optimistes; ce vol leur permit de trouver le passage-clé au dessus du bivouac de la mort. Leur optimisme était tel que leur projet d’origine était de gravir la face en style alpin, c’est-à-dire en bivouaquant au fur et à mesure de leur progression, en hissant leurs sacs et sans pose de cordes fixes ou de retour dans la vallée.
Le mauvais temps retarda le départ, les préparatifs traînèrent et stupeur... le 18 février huit allemands partaient pour la directe de l'Eiger. En technique himalayenne. Ils équipèrent les 450 premiers mètres de cordes fixes et redescendirent le 19. Le 20 Dougal Haston et Layton Kor partirent à leur tour dans la face nord pour une reconnaissance, sans John Harlin qui se remettait d'une chute à ski survenue quelque jours auparavant. Le mauvais temps se leva et la reconnaissance tourna court, les deux alpinistes redescendirent et finalement les deux parties, anglo-américains et allemands se retrouvèrent réunis à la Kleine Scheidegg. Les allemands étaient bien décidés à faire une ascension en style "himalayen", c'est à dire avec pose de cordes et de camps fixes sur la montagne.
John Harlin était gêné par cette concurrence. Il aimait les cordées unies, les entreprises communes et l'internationalisme sur les montagnes. Les deux équipes finirent par décider d'un fonctionnement autonome, chacun traçant son propre itinéraire.
Le début de l’ascension est assez surréaliste. Les deux parties partagent du café au bivouac, s’entraident et grimpent la journée chacun sur leur portion de paroi. Le temps n’est pas très stable, et les anglo-américains auxquels s’est joint Chris Bonington, redescendent à la Kleine Scheideg.
Le 2 mars, le temps se remet, John Harlin ne ressent plus sa chute à skis, et avec Layton Kor il reprends le chemin de la paroi. Les allemands, eux, sont toujours dans la paroi…. et les américains cèdent devant le mauvais temps persistant, décident de s’investir dans la paroi avec des réserves de nourriture en adoptant une technique himalayenne…la paroi a eu raison de leur éthique, l’envie de faire la première également.
L’ambiance est bonne entre les deux équipes, le cocasse amenant même à une situation irréelle : les deux seconds de chaque équipe assurent leurs leader respectif depuis le même relais, et les premiers de cordée parient une bière à qui sortira le premier sur une plateforme, l’un empruntant un mur délité l’autre une cheminée enneigée !
Cependant le mauvais temps s’installe pendant plusieurs jours alors que les cordées ont atteint le bivouac de la mort, et chaque équipe se terre dans sa grotte de neige. Le mauvais temps va considérablement gêner la progression des protagonistes pendant tout l’hiver. Côté anglo-américain, John Harlin et Dougal Haston sont seuls dans la paroi, mais ils finissent par redescendre pour se reposer, pensant qu’il vaut mieux quitter la paroi plutôt que de s’acharner.
Deux des six allemands les imitent. Dès le beau temps revenu, Chris bonington et Layton Kor remontent, ainsi que quatre allemands. Le temps ne s’améliore pas vite et l’escalade n’avance pas. Les allemands tentent le pilier qui domine le fer à repasser par la droite, la cordée Kor-Bonington par la gauche. Layton Kor, au prix d’une traversée exposée, trouve la clé du pilier. Au dessus, cent mètres de goulottes mènent au sommet du pilier, mais la nuit arrive et la cordée retourne au bivouac de la mort. La solution germanique, à droite, est une impasse, et il est convenu que les britanniques envoient une corde fixe aux allemands du haut du pilier. Mais le lendemain, les allemands proposent de faire cause commune, et Karl Golikow, un des leaders, grimpe encordé avec Layton Kor. Il devient enfin évident à tous que grimper ainsi à quelques mètres les uns des autres frise le ridicule, et la difficulté de la paroi, l’obligation de passer au même endroit pour tous scelle le destin des alpinistes.
La cordée internationale atteint le bas de l’araignée, et après trois semaines de rude labeur sur la paroi, le beau temps semble enfin autoriser une tentative « alpine » vers le sommet à partir du bivouac de la mort en profitant des cordes fixes jusqu’à l’araignée.
Le 20 mars 1966, John Harlin et Dougal Haston quittent la Kleine Scheidegg à une heure du matin pour rejoindre les cordes fixes, alors que Chris Bonington est descendu la veille. Le temps est au grand beau . Les deux hommes remontent les cordes fixes, qui affichent par endroit un diamètre insignifiant, 7 mm… Dougal Haston est en tête dans cette progression et arrive au bivouac de la mort à midi. Au-dessus, Layton grimpe sous l’araignée. John arrive au bivouac un peu plus tard. Le soir Layton redescend de l’araignée, puis continue jusqu’à la Kleine Scheidegg, pensant que le mauvais temps arrive. Cette décision va lui coûter le sommet. Le lendemain, la prévision n’est pas si pessimiste ( les alpinistes sont en relation avec la vallée plusieurs fois par jour grâce à des talkie-walkies) et les allemands progressent rapidement sur la mouche, un névé situé au dessus de l’araignée. John Harlin et Dougal Haston décident donc de partir derrière les allemands, rejoindre la mouche pour y bivouaquer, et continuer vers le sommet le lendemain en technique « alpine ». Ils partent enfin vers le sommet, que les allemands sont sur le point d’atteindre.
Dans l’après-midi, Peter Gillman à la Kleine Scheidegg observe la paroi, suit le trajet des cordes fixes qui, du bivouac de la mort monte à l’araignée. Et là, l’impensable se produit. Dans le champ étroit de la visée du télescope, il voit une forme humaine, rouge, tomber dans la paroi, sous l’araignée….Bonington arrive, Fritz von Allmen, le propriétaire de l’hôtel également. Il scrute la paroi, suit les cordes, et au pied découvre la tache rouge, les effets éparpillés, et… le sac de John Harlin.
Beaucoup de choses se passent alors dans les esprits des protagonistes de cette ascension. Il fait beau, les alpinistes sont sur le point de réussir l’ascension. En mémoire de John Harlin, les allemands et Dougal Haston font une équipe de cinq hommes en direction du sommet.
Ceux qui sont sous le pilier surmontant le bivouac de la mort vont donc descendre, ceux qui sont au dessus de l’araignée vont poursuivre la tentative jusqu’au sommet. Dougal Haston est donc en compagnie de quatre alpinistes allemands : Jorg Lehne, Gunther Strobel, Roland Votteler et Sigi Hupfauer. Une journée de plus s’écoule, il faut remonter du matériel au sommet de la mouche, récupérer des vivres depuis le bivouac de la mort, le soir la neige commence à tomber…
L es cordées sous le pilier ont nettoyé les cordes entre l’araignée et le bivouac de la mort, désormais trop abîmées, et entreprennent la descente. Le salut est vers le haut. Il fait toujours mauvais.
Il va falloir encore quatre journées épiques aux alpinistes pour gagner le sommet, dans une tempête continuelle. Certains seront atteint de graves gelures.
Micke Burke et Chris Bonington sont montés par le versant ouest au sommet, rejoints par trois membres de l’équipe allemande en compagnie de Toni Hiebeler. Il vont accueillir chaleureusement les grimpeurs au sommet et leur assurer une descente qui sera une arrivée triomphale à la Kleine Scheidegg. La voie directe « Harlin » est ouverte en plus d’un mois d’escalade…
Les deux équipes :
Karl Golikow.
Peter Haag.
Siegrfied Hupfauer
Jörg Lehne
Rolf Rosenzopf.
Günther Schnaidt
Günther Strobel.
Roland Votteler.
Chris Bonington
Dougal Haston.
Don Whillans
Layton Kor.
John Harlin
Première répétition de cette voie pendant l’hiver 1970 par des japonais en trois mois, alors qu’une autre équipe japonaise faisait la seconde hivernale de la voie de 1938 du 19 au 27 janvier de la même année ! Puis ascension tchèque en 1976.
Notons en 1969 une autre directissime « japonaise » ouverte en 30 jours pendant l’été, en 1976 une directissime tchèque à droite de la paroi passant à droite de la Rote Fluh, et en 1978 une directissime tchèque « de gauche » pendant 41 jours en hiver…Pour finir par la directissime dite « idéale », à droite de la voie Harlin, ouverte en 12 jours de l’hiver 1983 par Pavel Pochyl, qui semble être le tracé le plus pur. Il est d’ailleurs surprenant que toutes ces voies soient des directissimes, la définition du terme laissant penser qu’il ne peut en y avoir qu’une…
Par contre il est intéressant de noter que l’hiver est une saison souvent choisie pour gravir l’Eiger, chutes de pierres au repos et neige couvrant les zones de rochers pourris n’y sont certainement pas pour rien …
La directissime Ghilini Piola
Les voies directes se concentrent sous le sommet, et les alpinistes se désintéressent du fantastique mur vertical (voire surplombant…) à droite de la paroi pendant des années.
Dans cette zone, il n’est plus du tout question de considérer la face de l’Eiger, »l’Eigernordwand », comme une course glaciaire…
Les Tchèques se frottent à l’affaire en 1976, mais il revient à la cordée Ghilini-Piola en 1983 (25 au 30 juillet exactement) la paternité d’une véritable voie directe dans la partie la plus raide de la paroi, dans le raide pilier de l’ouest de la face. Certes l’itinéraire ne sort pas exactement au sommet, mais il est d’une audace considérable et reste à ce jour non réalisé en hiver par un solitaire.
La voie débute à droite du trou du voleur, le Stollenloch, qui constitue un bon point d’appui pour bivouaquer. Elle remonte la partie droite de la Rote Fluh pour filer directement à la crête ouest de l’Eiger. La paroi est raide, la descente problématique. Michel Piola y a rencontré des difficultés qu’il n’a pas retrouvé ailleurs, dans une voie soutenue, aux nombreux passages sur crochets en artif, et un rocher d’une qualité rare dans ces parages… Le pilier au dessus de la Rote Fluh est déversant entre R15 et R22, les difficultés données par Michel Piola sont 6b / A4.