Présentation
La face nord du Cervin (4478 m), l’une des facettes de la « montagne-diamant », illumine les regards qu’elle attire d’un feu particulier. Le Matterhorn, ainsi nommé par les alémaniques, est une montagne emblématique, un archétype de la pyramide rocheuse parfaite, « la cime exemplaire » dixit Gaston Rébuffat. C’est aussi l’icône suisse par excellente, bien souvent détournée par les publicistes: n’est-elle pas la « montagne du chocolat » dans le coeur de mes filles, une sorte d’image tombée dans le domaine public qui semble être un gage de qualité du produit qu’elle valorise?
Au delà de cette image un peu consumériste, cette montagne a bien souvent concentré les regards émerveillés des alpinistes et trouve naturellement sa place dans l’Histoire.
De Whymper et Carrel à Bonatti et Gogna, chaque période marquante de la vie des hommes sur les hautes cimes des Alpes a vu s’écrire en lettres d’or une épopée sur les arêtes et les faces du Cervin.
Le Cervin est situé sur la frontière italo-suisse, avec le val d’Aoste au sud et le Valais suisse au nord. La région est relativement protégée des grosses perturbations atlantiques qui viennent frapper le massif du Mont Blanc et l’Oberland Bernois. Toutefois, de part sa situation isolée, le Cervin est plus accroché par les nuages et le vent qui vient frapper la montagne isolée depuis le nord ouest est redoutable.
Le Cervin est constitué de gneiss plissé, très fracturé et souvent de piètre qualité. La face nord est battue par les chutes de pierres, l’assurage y est difficile car le rocher est mauvais. Si la face est plâtrée, les chutes de pierres sont moins à craindre, mais la progression devient alors plus difficile…
Laissons pour finir la prose de Théophile Gautier nous emmener dans une romantique envolée admirer un lever de soleil sur le Cervin :
« La crainte de nous réveiller trop tard pour le lever du soleil qui promettait d’être splendide, malgré la fatigue de la journée agita notre sommeil, et nous étions debout bien avant l’heure. […]
Enfin, du côté de l’orient une lueur d’or rougi colora une bande de petites nuées clapoteuses comme une mer agitée qui s’allongeait en écumant sur la crête d’une zone de montagnes lointaines. Quelques minutes après scintilla sous le flanc de l’étroit nuage comme un fourmillement d’écailles de feu, et un mince segment de disque apparut au-dessus d’un pic. Aussitôt s’alluma sur l’extrême pointe du Cervin une légère flamme rose, comme si un guetteur invisible eût voulu signaler la présence du soleil.
Aucun mot humain ne peut rendre ce rose céleste, qui eût fait paraître livides les joues et les fleurs les plus fraîches, et se posait comme un papillon de lumière au front de la montagne. Ainsi Psyché devait rosir sous le premier baiser de l’Amour. »
Théophile Gautier (1852-1868)
La conquête de la face nord du Cervin
Les dates et les ascensions mentionnées dans ce site viennent plus de coups de coeur que de la volonté d’un historique exhaustif de l’histoire de cette montagne.
-1865, 14 juillet : Première ascension du Cervin suivant l’arête du Hörnli par E.Whymper, C.Hudson, D.R. Hadow, F.Douglas avec les guides M.A. Croz et Taugwalder père et fils.
-1865, 17 juillet : Première ascension de l’arête du Lion par J.A. Carrel et J.B. Bich.
-1879, 3 septembre : Première ascension de l’arête de Zmutt, par A.F. Mummery, A. Burgener, J Petrus et A Gentinetta.
-1879, 3 septembre : Première ascension de la face ouest par W. Penhall, F. Imseng et L. Zurbrücken.
-1911 : Première ascension de l’arête de Furggen par M. Piacenza, J.J. Carrel et G Chaira
-1931, 31 juillet et 1° Aout : Première ascension de la face nord par Franz et Toni Schmid.
-1931 : Première ascension de la face sud par E. Benedetti, M. Bich et L. Carrel.
-1932 : Première ascension de la face est par E. Benedetti, G. Mazzotti, M. Bich, Louis Carrel, Lucien Carrel et A. Gaspard.
-1959 : Première hivernale de la face nord par H. von Allmen et Paul Etter.
-1965 : Directe Bonatti, en hiver et en solitaire, par W. Bonatti.
-1969 : Nez de Zmutt par A. Gogna et L. Cerruti.
-1977 : Première solitaire hivernale de la face nord classique par T. Hasegawa.
-1981 : Directissime Piola-Steiner au Nez de Zmutt par M. Piola et P.A. Steiner.
L’histoire du Cervin est marquante car chaque étape constitue un grand pas dans l’évolution alpine et ce, en raison de l’absence de voies faciles. Dès la première ascension, un défi se pose entre les hommes pour atteindre la cime.
Jean Antoine Carrel, guide du Valtournanche, est l’homme du Cervin. Il est persuadé que la voie d’ascension classique serait l’arête du Lion. Il se fait « coiffer sur le fil » par la cordée de Whymper qui réussit le sommet par l’arête du Hörnli trois jours avant la première versant italien. Carrel gravit le Cervin un nombre incalculable de fois. En 1890, à 61 ans, descendant du Cervin dans la tempête, il dirige sa cordée de main de maître jusqu’à sortir son client des difficultés; il meurt d’épuisement, là où se trouve aujourd’hui la « Crocce Carrel ».
La réussite de la cordée Whymper sur l’arête du Hörnli sera entachée d’un drame à la descente; parce qu’encordés à sept sur la même corde, la glissade du grimpeur aval entraînera ses compagnons. La corde se tend, les grimpeurs partent un à un vers l’abime. Entre le 4ème et le 5ème alpiniste, la corde casse, sauvant Whymper et les Taugwalder d’une mort certaine. Les quatre autres périrent, parmi eux le célèbre guide chamoniard Michel Croz.
L’histoire du Cervin est ensuite plus clémente, et la face nord ne laisse pas ce goût amer de combat perdu d’avance comme cela fut ressenti à l’Eiger. Dès 1923 une cordée part pour la face nord, échouant de peu. Les autrichiens Alfred Horeschowsky et Franz Piekelko progressent rapidement mais des chutes de pierres continuelles les contraignent à s’échapper de la face nord vers la cabane Solvay. De meilleures conditions leur auraient sans doute assuré le succès; succès qui aurait peut-être altéré la réputation de cette face nord, trop facilement conquise.
En 1931, deux jeunes frères remontent le Mattertal, poussant sur les pédales de leurs vélo se hissent jusqu’à Zermatt, lourdement chargés. Partis de Munich, fatigués, ils mettent pied à terre dans les derniers kilomètres. Franz Schmid a vingt-six ans, son frère Toni vingt-deux. Ils établissent un campement à Staffelalp, face au Cervin, et attendent que la neige fraîche récente disparaisse de la paroi. L’attente doit être longue, pesante, pour ces jeunes alpinistes enthousiastes. La soif d’action les pousse à quitter la tente le 31 juillet, et ils remontent rapidement le bas de la face. Leur aisance leur permet de monter haut dans la face. Le bivouac n’est pas très confortable, le temps s’est gâté et les spectateurs qui ont braqué leur longue-vue vers la face nord depuis Zermatt peuvent reposer leurs yeux. Le lendemain, le temps est de nouveau médiocre; mais les frères progressent, et dans un déluge de feu et de neige, ils se dressent sur la cime parfaite du Cervin. Il est 14 heures. Les conditions climatiques les contrarient dans la descente, et ils doivent s’arrêter à la cabane Solvay pour deux nuits supplémentaires. Mais qu’importe, ils ont gravi la face nord du Cervin, à la première tentative, et d’une fort belle manière.
En 1965, le Cervin fête les 100 ans de sa première ascension. L’Eiger a été surmonté en hiver ( 1961), en solitaire (1963). La paroi centrale des Grandes Jorasses a été gravie par trois voies différentes, l’Eperon Croz (1935), l’Eperon Walker (1938), la face nord de la Pointe Whymper (1964), et en hiver (Walker 1963). Au Cervin, la première solitaire a eu lieu en 1959, la première hivernale en 1962.
A montagne exceptionnelle, réalisation exceptionnelle, et grimpeur exceptionnel. Le Cervin n’est sans doute pas la face la plus dure, ni la plus haute. Mais, alors que l’Eiger est une montagne trapue, peu accueillante, alors que les Grandes Jorasses sont éloignées de la vallée au fond d’un cirque glaciaire, austères et froides, le Cervin présente au yeux du monde entier une pyramide idéale, archétype de la montagne équilibrée, régulière, sortie tout droit d’un rêve d’enfant. Après toutes les aventures vécues dans les Alpes, il restait une ultime quête, un ultime défi à relever : gravir en solitaire hivernal une voie entièrement nouvelle sur l’une des trois grandes faces nord des Alpes. En 1965, un alpiniste exceptionnel allait quitter le devant de la scène par une révérence de seigneur. 100 ans après la première ascension du Cervin, après avoir réalisé la première hivernale de la face nord des Grandes Jorasses, après avoir ouvert une nouvelle voie sur cette même montagne, l’Italien Walter Bonatti décida de mettre un terme à sa carrière d’alpiniste, à 35 ans, en cumulant l’ascension solitaire, l’ouverture et l’hivernale sur la plus symbolique des montagnes : le Cervin.
Reprenant les termes du guide des Alpes Valaisannes du Club alpin suisse, « cette réussite eut un grand retentissement et reste entouré d’un souffle mystique ». Du 18 au 22 février 1965, Walter Bonatti apposa la touche finale de son œuvre en coupant l’herbe sous le pied des acteurs du grand alpinisme traditionnel; une fois de plus, les alpinistes eurent le sentiment que « tout est fait ». Bonatti laissait en héritage une éthique et une élégance exemplaire pour l’alpinisme engagé, mais en même temps il semblait mettre un terme à des années d’évolutions dans la grande difficulté.
Il ne faudra attendre que quatre années pour voir la créativité des grimpeurs titiller à nouveau cette face nord. Le défi s’appelle le nez de Zmutt; Alesssandro Gogna, qui a à son actif la première solitaire de l’Eperon Walker ( été 1968 ) s’associe à Léo Cerruti pour ouvrir une directe du 14 au 17 juillet 1969. L’histoire moderne de la haute difficulté au Cervin se situe sur le Nez de Zmutt .
Le Nez de Zmutt, proche de l’arête éponyme, à droite de la face nord, forme une sorte de « casquette » qui fait penser à la « Visera » des Mallos de Riglos en Aragon. Le cœur de la face nord se trouve ici, et ce n’est pas un hasard si c’est en cet endroit que se trouve actuellement la plus grande concentration de voies de la face nord.
Walter Bonatti.
Walter Bonatti naît en 1930 à Bergame en Italie. Ce grimpeur se révèle particulièrement vite doué et il s’impose naturellement comme l’un des meilleurs alpinistes de sa génération. Sa carrière alpine sera relativement courte, puisque étalée sur 15 années, mais elle atteindra par contre une densité rare.
1949 : Face Nord du Piz Badile, face Ouest de la Noire de Peuterey, éperon Walker aux Grandes Jorasses ( à 19 ans ).
1950: Tentatives au Grand Capucin, face Est.
1951 : Première de la face Est du Grand Capucin.
1953 : Première hivernale de la face Nord de la Cima Ovest di Lavaredo, deuxième hivernale de la face Nord de la Cima Grande.
1954 : Expedition italienne au K2.
1955 : Première ascension du pilier Sud-Ouest du Petit Dru en solitaire, baptisé « Pilier Bonatti ».
1956 : Hivernale de l’éperon de la Brenva.
1957 : Première de l’éperon Nord-Est du grand pilier d’Angle, Mont-Blanc.
1958 : Ascension du Gasherbrum IV.
1959 : Première ascension du pilier rouge du Brouillard.
1961 : Première au Nevado Rondoy Nord ( Andes ).
1962 : Première de la face Nord du grand pilier d’Angle.
1963 : Première hivernale de l’éperon Walker, Grandes Jorasses.
1964 : Première ascension de la face Nord de la Pointe Whymper, Grandes Jorasses. Première de la face Est du Grand Pilier d’Angle.
1965 : Première ascension en solitaire hivernale dans la face Nord du Cervin.
Il se convertit ensuite à l’exploration, l’aventure et le grand journalisme pour la revue Epoca.
2011 : Décès à Rome le 13 septembre
Walter Bonatti donne l’image d’une personnalité forte, d’une volonté inébranlable et d’une résistance physique hors du commun. Paradoxalement, sa vie d’alpiniste semble être un combat psychologique permanent face aux agressions morales dont il se sent victime. La lecture de son ouvrage « Montagnes d’une vie » laisse au lecteur le goût amer d’une existence qui court après des justifications, comme si le grand Bonatti voulait au travers de ces ascensions majeures répondre aux attaques du microcosme de la montagne à son égard. Il va d’ailleurs clore ses épopées alpines du jour au lendemain par un exploit, comme une porte claquée à l’alpinisme de haut niveau, peu après avoir rendu sa médaille de guide. Mais aussi, comme une sagesse atteinte?
Néanmoins Walter Bonatti était animé d’une passion pour la haute montagne sans équivoque, et elle était avant tout l’occasion de vivre des aventures nouvelles, totalement dénuées de toute reconnaissance. Il était mû par la soif de découverte, de dépassement de soi, sans arrière-pensée compétitive : « Je n’ai jamais compris la compétition sur le terrain pour une montagne. Je l’ai souvent esquivée. Mais quand il m’est arrivé de rencontrer sur mon chemin un prétendant au même sommet, eh bien nous avons fait cordée commune ou, au pire, je lui ai cédé le pas ».
Mais dans son fort intérieur, au delà de cette amitié qui semblait à ses yeux si importante en montagne et ailleurs, Walter Bonatti n’était-il pas un personnage de contradictions, vivant replié sur ses émotions ? « Je me suis demandé bien souvent si je suis né solitaire ou si je le suis devenu. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que certaines expériences m’ont fait perdre beaucoup d’illusions sur les autres. Quoi qu’il en soit, je reste par tempérament un alpiniste solitaire ».
Toutefoisaller en montagne pour Bonatti n’était pas une fuite mais le moyen d’atteindre des objectifs, de mesurer son courage au sein de la grande Nature. La démarche alpinistique n’était donc pas pour lui d’ordre associale.
L’alpinisme de Walter Bonatti se caractérise par son engagement, son refus de moyens artificiels, son caractère « traditionnel ». Il ne fait aucune concession, vit une relation dépouillée avec la Nature. J’insiste sur ce terme, Nature, car après ses années d’alpinisme de haut niveau, Bonatti va se lancer dans un journalisme d’aventure, de découverte et d’exploration, et ceci dans le pur respect de son éthique : chaque reportage correspondra à une profonde aventure intérieure, engagée, loin de toute assistance. « Tout ce qui exprime des valeurs humaines, et donc entre autres l’alpinisme, devrait mériter le respect ».
Il est toutefois intéressant de noter quelques contradictions, sans aucunement ôter la magnificence du parcours alpinistique de Bonatti. Il fustige l’emploi de moyens modernes mettant une barrière entre la nature et les sensations humaines, comme le GPS, mais avoue avoir attendu longtemps de pouvoir enfin emporter dans son sac à dos un altimètre pour suivre l’évolution du temps. Par ailleurs il peste pendant cette nuit de bivouac mémorable à plus de 8000 mètres sur le K2 de n’avoir que les bouteilles d’oxygène dans son sac, sans détendeur et masque permettant leur usage.
La première première de Walter Bonatti fut longue de tentatives. Aperçue pendant l’été 1949, la face est du Grand Capucin ne quitta plus son esprit, et dès l’été suivant, accompagné de Barzaghi, il fut au pied de la face. Mais très vite le temps se détériora, et la descente s’imposa. Bonatti revint quelque temps plus tard encordé cette fois avec Luciano Ghigo. Après trois jours d’ascension, ils rejoignirent le pied du mur de quarante mètres, en pleine tourmente. Le quatrième jour, après avoir surmonté le mur de quarante mètres dans la tempête, les deux alpinistes décidèrent de descendre en rappels, ce qui ne fut pas une mince affaire dans cette raide paroi, avec des cordes en chanvre gelées.
Retour vers le grand Capucin en 1951, juillet. Bonatti et Ghigo réussirent enfin l’ascension de la face Est, en dépit du mauvais temps qui de nouveau s’était abattu sur eux dans le dernier tiers de la paroi.
Walter Bonatti eut dès cette ascension des différents avec ses pairs, qui dévalorisèrent l’ascension, réalisée avec trop de pitons, trop de ferraille… ni plus ni moins que certaines voies technologiques des Dolomites ! Mais Bonatti se lança dans un débat sur la notion d’équipement, et prôna sa propre conception de l’alpinisme, fustigeant les spits, justifiant les pitons, vilipendant les cordes fixes et expliquant le pourquoi de l’escalade artificielle. Y-a-t’il finalement une vérité dans tous ces propos et ces avis divergents? Sans spits, pas d’escalade dans des dalles difficiles et impitonnables ! Sans pitons, pas d’escalade dans de grandes faces surplombantes ! Où se situe la juste valeur que l’on voudra attribuer à chacun des exploits de l’alpinisme moderne? Peut-on finalement considérer que la seule vraie valeur serait de gravir une montagne sans pitons, sans corde, en solitaire, sans autre moyen que l’adhérence de ses semelles sur le granite, que la force de ses doigts engourdis par le froid? Où est donc la vérité, si il y en a une? Car la question fondamentale n’est en effet pas de savoir quelle est la vérité, mais si il y en a une dans un jeu inventé par l’Homme, pour l’Homme et lui seul. La Montagne, elle, regarde d’un œil détaché ce qu’il reste de nos querelles et nous renvoie avec violence le ridicule de ces combats d’éthiques en remettant les compteurs à zéro : le pilier Bonatti aux Drus a désormais rejoint un éboulis sans gloire dans les moraines d’un glacier dont nos pollutions atmosphériques accélèrent la disparition…
Mais revenons à Walter Bonatti.
Par de nombreux aspects, il considère l’alpinisme de façon sportive comme le fera ensuite Reinhold Messner. Le parallèle entre les deux hommes n’a rien d’innocent. J’entends par là qu’il ne laisse rien au hasard, s’assure d’être dans les conditions physiques optimales pour aborder chaque objectif. En 1953, pour se préparer à ses premières hivernales, il grimpe chaque week-end dans le massif des Grigne en bivouaquant le samedi soir, dans des conditions de plus en plus dures, en diminuant la quantité et la qualité de l’équipement de protection. Le lendemain, il effectue chaque fois une ascension rocheuse, quelque soit le temps. Walter Bonatti commence à avoir une maturité technique et morale digne des plus grands, et il va goûter à la haute altitude.
En 1954, l’Italie prépare une tentative au K2, 8611 m, vierge, au Pakistan. Walter Bonatti est retenu dans l’équipe d’alpinistes, et il va vivre là l’une de ses plus désagréables expériences humaines : « la parenthèse du K2 fut surtout une sarabande effrénée d’émotions fortes ». L’expédition suit un cours normal, si l’on peut parler de cours normal pour une telle entreprise sur la montagne jugée comme étant la plus difficile de la planète.
Le 28 juillet 1954, Erich Abram, Achille Campagnoni, Pino Galloti, Lino Lacedelli et Ubaldo Rey quittent le camp VII à 7345 m. d’altitude, pour installer un camp VIII pour deux personnes vers 7700 m. Deux d’entre eux doivent y rester pour mener à bien ce que l’on appelait alors « l’assaut final ». Le chef d’expédition avait désigné Campagnoni quelques jours auparavant comme devant être l’un d’entre eux, alors que la logique eut voulu que les plus en forme au moment même d’investir le camp soit les « élus ». Walter Bonatti, qui a beaucoup œuvré en altitude pour installer le camp VII, ne monte pas avec eux, victime d’un dérangement intestinal qui l’a fatigué, et reste au camp à 7300m.
Ubaldo Rey réapparait vite , abattu, fatigué, il ne peut s’élever plus haut. Déçu, il rentre dans la tente de Bonatti au camp VII. Les deux hommes communiquent par radio avec le camp de base pour demander le soutien logistique de porteurs Hunza (tribu pakistanaise employée dans les expéditions comme le sont les sherpas au Népal). Les porteurs devraient monter vivres, carburant et oxygène. Le soir Abram et Galloti retrouvent le camp VII, laissant à Lacedelli et Campagnoni le privilège de l’ultime ascension depuis le camp 8.
Walter Bonatti, quand à lui, met à profit cette journée d’inaction pour manger, manger encore, afin de récupérer, ce qui fait effet puisqu’en soirée la forme revient.
Le 29 Juillet Bonatti et Rey se sentent en forme, suite à leur journée peu remplie de la veille. Galloti et Abram sont par contre usé par leur portage. Le programme est le suivant : Lacedelli et Campagnoni doivent monter un camp IX à plus de 8000 m., redescendre coucher au camp VIII où ceux du bas vont monter vivres et oxygène. De cette base avancée, avec le matériel amené, Lacedelli et Campagnoni remonteront au camp IX pour faire le sommet par la suite.
Les 4 hommes partent donc vers le camp VIII, mais très vite la fatigue se fait sentir et finalement seuls Galloti et Bonatti peuvent continuer, avec comme lourde tâche d’amener 4 charges au camp VIII…Les deux hommes ne montent que les affaires nécessaires à l’installation définitive du camp VIII, et laissent sur place les bouteilles à oxygène. Le soir ils retrouvent Lacedelli et Campagnoni exténués au camp VIII, qui n’ont pas réussi à monter jusqu’à l’altitude pressentie pour un camp IX; ils ont laissé leurs sacs au point extrême de leur tentative.
La situation est assez désespérée, mais il faut réagir vite car les vivres et le gaz ne sont pas éternels. Décision est donc prise que Bonatti et Galloti redescendront le lendemain chercher l’oxygène indispensable aux yeux de tous pour atteindre le sommet, pendant que Lacedelli et Campagnoni installeront le camp IX 100 mètres plus bas que prévu pour permettre aux deux porteurs d’oxygène de remonter les précieuses bouteilles dans la journée, et de passer ainsi une nuit à quatre dans ce tout nouveau camp IX. Gravir un « 8000 » dans cette optique implique d’être un fin stratège….
Pour la suite de l’ascension, un doute subsiste encore sur la forme de Campagnoni qui se trouve fatigué, et il est envisagé de changer la cordée d’assaut à l’issue de cette journée d’installation du camp IX si Campagnoni est encore en méforme.
Le lendemain, 30 juillet 1954, deux hommes descendent et deux autres montent, comme prévu. Bonatti et Galotti retrouvent leurs charges en même temps que Abram et deux Hunzas venus du bas, Mahdi et Isakham. Tout ce petit monde reprend le chemin du camp VIII. Au camp, Galotti, à bout de force, s’arrête avec Isakham . Les trois autres continuent, cherchent la tente du camp IX mais ne la trouvent pas. A leurs appels répondent Lacedelli et Campagnoni, invisibles, qui leurs intiment de « suivre leur trace qui conduit au camp », lequel apparait être installé beaucoup plus haut que prévu aux yeux de Bonatti qui trouve cette remontée de plus en plus longue; la nuit se rapproche de façon inquiétante.
Impossible de trouver la trace, ni la tente.
Appels, de nouveau, auxquels répondent toujours Lacedelli et Campagnoni, désespérément invisibles, sans doute masqués par quelque éperon rocheux. Il faut donc avancer à l’estime. Erich Abram redescend alors, épuisé, laissant Bonatti seul avec Mahdi. Des traces sont retrouvées, il est 18 heures 30, Mahdi présente des signes de fatigue et aucun des deux ascensionnistes ne comprend où Lacedelli et Campagnoni sont allés cacher leur tente.
Appels, sans réponse désormais.
Bonatti est seul avec Mahdi dans une pente de neige à 8100 m. sur le K 2, la nuit tombe… Il devient hors de question de redescendre à cette heure tardive sans prendre un risque démesuré, qui plus est en abandonnant les charges précieuses contenant l’oxygène pour l’assaut final, qui ne manqueraient pas d’être ensevelies dans la nuit. Bonatti et Mahdi quand à eux ne peuvent utiliser cet oxygène, puisque détendeurs et masques sont dans les sacs de leurs compagnons.
La nuit noire, une panne de lampe, la situation n’est pas la meilleure pour les deux hommes, et l’évidence d’un bivouac à plus de 8000 mètres après une journée harassante se présente à eux comme une cruelle perspective. Lacedelli et Campagnoni sont aux abonnés absents, Bonatti creuse une plateforme pour préparer un bivouac improbable. Le travail de terrassement terminé, les deux hommes crient une ultime fois dans la nuit noire du K2 les noms de Lacedelli et Campagnoni; et le miracle se produit, une lumière s’allume, les éblouit presque.
Mais l’échange qui suit tourne au surréalisme : les deux grimpeurs de pointe ordonnent à Bonatti et Mahdi de poser leurs charge dans la neige et de redescendre, puis la lumière disparait, pour ne plus réapparaître de la nuit.
Nuit de gel, nuit glaciale, pendant laquelle le brouillard investit les vallées, monte sur les flancs de sommets, recouvre tout le Karakoram jusqu’à 7500 mètres.
La nuit interminable, la nuit qui fait si mal que l’on ne sent plus rien, la nuit qui pénètre le corps en endormant les chairs. La nuit…
Au matin, au tout petit matin, Madhi chausse ses crampons aidé par Bonatti et file vers le bas de la montagne, il fuit cet enfer que nulle flamme ne vient réchauffer. Bonatti ne sent plus ses mains boursouflées par le froid, mais par un long travail il sent la douleur du sang qui afflue envahir ses extrémités. Le grand Walter Bonatti est décidément un dur à cuire ! Le soleil se lève et vient caresser l’alpiniste, seul sur sa minuscule plateforme taillée dans la neige qu’il a fallut dégager toute la nuit durant, comblée régulièrement par les coulées déclenchées par un vent inopportun. Bonatti nettoie la neige qui a ensevelie les charges d’oxygène, les met bien en évidence, puis n’entendant aucun bruit, entreprend la descente vers le camp VIII où ses amis l’accueillent. Mahdi souffre de gelures graves et devra subir des amputations. Les 5 hommes passent la journée ensemble, à attendre. A 17 heures 30, ils voient, au sommet du K2, les silhouettes de leurs amis. A 23 heures, Lacedelli et Campagnoni sont au camp VIII, victorieux, et Bonatti laisse éclater sa joie, oubliant l’espace d’une soirée l’évènement de la veille qui va marquer sa vie.
Walter Bonatti aura toujours le sentiment que le comportement de Lacedelli et Campagnoni a été indigne. Il semblerait de plus que les deux alpinistes aient affirmé avoir atteint le sommet sans oxygène, laissant des appareils hors d’usage à 8400 mètres, alors que des photos les montrent usant du précieux apport du gaz au sommet… Bonatti écrira plusieurs ouvrage relatant cette épopée, accumulant des preuves irréfutables de la supercherie et jetant son opprobre sur le comportement de ses compagnons. Car au retour jamais ne sera reconnu le travail fabuleux qu’a effectué Bonatti en compagnie de Mahdi pour monter l’oxygène sans lequel l’ascension n’aurait été possible. Bonatti se sent trahit au plus profond de son être.
« Si jusqu’à la conquête du K2 je m’étais senti porté vers les autres, en confiance, ce qui s’était passé en 1954 fit maitre en moi la défiance ».
Bonatti va découvrir l’alpinisme solitaire. « […] si depuis plusieurs jours je luttais aux limites du possible, c’était pour résoudre mes problèmes intérieurs. » Il va signer en 1955 un exploit à la mesure de sa crise existentielle, la première ascension du pilier sud ouest du Petit Dru, en solitaire donc. Outre la performance formidable ( des pendules à faire pâlir les plus endurcis), ce pilier était une course magnifique, d’une esthétique incomparable. Malheureusement il est parti rejoindre le glacier dans un gigantesque éboulement en Juin 2005…
La suite des aventures alpines de Walter Bonatti est exemplaire, mais aussi tragique, et des deuils jalonnent la vie du grand alpiniste : « l’affaire Vincendon et Henry » en 1956, le pilier central du Freney en 1961. Mais s’il fallait retenir des dates importantes, et des faits marquants, je préfèrerais m’attarder sur la beauté des voies gravies par Bonatti. « Son » pilier du Dru était magnifique, le grand Capucin, le pilier rouge du Brouillard, autant de voies à l’esthétique incomparable.
Enfin, la voie du Cervin. La directe, en solitaire hivernale. Et sa dernière ascension de très haut niveau, son adieu à l’alpinisme extrême. Walter Bonatti a mûri son idée, il sait qu’il va arrêter l’alpinisme de performance, dans son esprit c’est déjà fait. Il cède donc à la tentation, celle de réaliser un projet qui lui tenait à cœur depuis longtemps, gravir une voie directe au Cervin; le fait d’être alors en 1965, 100 ans après la première ascension , achève de le persuader de s’octroyer un ultime fait d’armes.
Bonatti décide de convier deux amis à cette fête finale, deux amis très chers plus que de bons grimpeurs, Gigi Panei et Alberto Tassoti. Mais une hivernale n’est jamais facile, et après trois journées d’ascension, le temps se dégrade, tout le monde redescend à Zermatt.
La presse s’empare de l’évènement, Bonatti a échoué, d’autres prétendants sont dans les starting blocks.
Les deux compagnons de Bonatti ont des obligations, et ne peuvent rester à attendre à Zermatt.
Sous la pression peut-être, Bonatti décide de tenter l’aventure seul. Il se fait accompagner par trois amis jusqu’au Schwarzsee, simulant une randonnée à skis en camouflant son matériel, comme un adolescent qui aurait peur d’être rattrapé par son père : « garnement, où vas-tu avec tout cela ? Tu sais bien que je ne veux pas te voir dans ces faces nord en plein hiver ! ». Mais Bonatti fuit la presse, les feux de la rampe, et veut de la discrétion autour de sa tentative. Soif de tranquillité, ou peur de ne pas assumer un échec ?
La séparation avec ses amis est difficile, et l’un d’eux le soutient jusqu’à dépasser le refuge du Hornli. L’émotion est grande. Il est frappant de lire cet épisode dans le livre « Montagnes d’une vie ». C’est le seul chapitre où l’on ressent avec une telle insistance une faiblesse mentale, légitime, dans la volonté exemplaire de Bonatti. Chaque paragraphe évoque l’hésitation, le doute, les souvenirs de liens qui attirent l’alpiniste vers la vallée. Cette ascension se déroule dans une ambiance étonnante, mais il fait beau, beau et froid, et au milieu du quatrième jour d’ascension, Walter Bonatti ouvre la porte d’une autre vie en serrant contre son cœur la croix du sommet italien du Cervin.