La Trilogie des Directissimes en un hiver
Le concept de la trilogie des faces nord apparaît très tôt, comme les alpinistes s’aperçoivent que les trois montagnes constituent naturellement trois grands problèmes alpins. Ces faces nord de l’Eiger, du Cervin et des Grandes Jorasses combinent la raideur, le rocher et la glace, l’altitude et surtout l’austérité. Elles proposent une hauteur conséquente, 1000 m. au Cervin, 1200 m. aux Grandes Jorasses et 1650 m. à l’Eiger.
Réussir la première de chacune de ces faces a occupé les alpinistes une décennie entière: Cervin en 1931, Eiger et Pointe Walker en 1938 (la face nord des Grandes Jorasses, large, comporte plusieurs sommets, la première voie à la pointe Croz a été réussie en 1935). En 1938 est évoquée dans des écrits nazis la notion de « 3 grandes parois ». Anderl Heckmair, l’un des premiers ascensionnistes de l’Eiger, donne ce titre à l’ouvrage qu’il écrit en 1949 : « Les trois derniers problèmes des Alpes ».
A chaque époque, les esprits chagrins de l’alpinisme avaient décrété la mort de leur activité sous le fallacieux prétexte que tout avait été fait. Ce serait aller un peu vite et faire fi de la créativité humaine. Après avoir gravi les « trois derniers problèmes des Alpes », les conquérants de l’inutile chers à Lionel Terray ont découvert d’autres parois, d’autres horizons. Certains ont créé de nouveaux challenges en bouleversant les règles établies; ainsi naquit la trilogie.
La trilogie ? Simplement gravir ces trois faces nord dans un laps de temps plus ou moins restreint. Il est intéressant d’étudier comment ce laps de temps va évoluer, pour devenir incompressible, et de quelle manière l’alpinisme s’est alors renouvelé, en un éternel recommencement.
Le premier à gravir ces trois faces nord dans une vie d’alpiniste fut Gaston Rebuffat. Le guide marseillais, chamoniard d’adoption, avait créé le concept des six grandes faces nord des Alpes : Eiger, Cervin, Jorasses, Badile, Cima Grande di Lavaredo et Petit Dru. Il fut également le premier a les gravir toutes. Mais l’histoire ne retiendra par la suite que les faces principales, les plus hautes, les plus dures, les plus complètes, les plus engagées…. C’est donc en 1952 que s’achève la première trilogie de Gaston Rebuffat qui surmonte la face nord de l’Eiger, après avoir gravit les Grandes Jorasses en 1945 et le Cervin en 1949.
Eté 1961. Un autrichien, Leo Schlömmer, sort de la face nord de l’Eiger par la voie classique. L’hiver suivant il fait la deuxième ascension hivernale de la face nord du Cervin, une journée derrière les auteurs de la première! Ne lui reste que les Grandes Jorasses à gravir . Ce qu’il fait durant l’été 1962, bouclant cette trilogie en une année.
Deux solitaires vont alors faire monter la pression : il semble acquis que l’avenir est dans l’escalade hivernale des trois derniers problèmes.
Tsunéo Hasegawa est japonais, et en mars 1977 il signe la première ascension hivernale solitaire du Cervin par la face nord. Ivano Ghirardini va se lancer dans l’aventure en décembre 1977, la même année mais l’hiver 77-78. Il commence par la face nord du Cervin.En Janvier 1978, Ghirardini est dans le Croz aux Jorasses.
En mars Ghirardini termine la trilogie en un hiver avec l’Eiger, juste derrière Hasegawa qui vient de gravir la face, signant là la première hivernale solitaire. Mais Hasegawa termine sa trilogie l’hiver suivant, en faisant la première hivernale solitaire de la Walker au Jorasses, s’octroyant donc 3 premières solitaires hivernales.
Nous sommes à l’aube des années 1980, et la vitesse s’empare de l’alpinisme. La trilogie succombe à la mode de l’enchaînement….
Un alpiniste, en 1986, reste en marge de cette frénésie, il s’agit de Tomo Cesen. Il met une semaine à gravir les trois faces nord, en hiver, reliant les faces avec son automobile vétuste. Tomo Cesen aura par la suite quelques démêlés avec l’histoire de l’alpinisme, avec ses ascensions ( très) controversées en Himalaya; les esprits les plus dubitatifs quand aux performances du Slovène mettront aussi douter sa performance de 1986…
Signalons tout de même que la trilogie des voies classiques, avec ses variantes, reste un projet de taille pour beaucoup, et que la réalisation de cette performance est toujours un défi d’actualité.
Sur trois hivers, Catherine Destivelle vient à bout de sa trilogie avec la classique de l’Eiger en 1992, la Walker aux Grandes Jorasses en 1993 et la directe Bonatti au Cervin en 1994; un bel exploit.
En 2000 et 2001, Patrick Berhault entreprend la traversée des Alpes du Triglav à la Méditerrannée, déplacements à pied ou en vélo. Le mauvais perturbe ses projets en automne, et en compagnie de Philippe Magnin, il doit faire des aller et retours entre les trois grandes faces nord pour finalement arriver à les gravir, encordé, aux dates suivantes : Les Grandes Jorasses par la voie Desmaison les 24 et 25 Octobre, Le Cervin par la voie Schmid le 29 novembre et finalement l’Eiger par la classique les 4 et 5 Décembre. Pour Berhault, il eut été inconcevable de passer à côté de ces faces…
Après le « cumul » de Tomo Cesen et l’enchaînement de Christophe Profit en 1987 ( trois faces nord en 42 heures, en hiver, voir plus bas….), l’Histoire de l’alpinisme pouvait se couler une retraite bien méritée. Mais….rien n’est jamais acquis, et la créativité des alpinistes ne pouvait laisser les Alpes vierges de défis. Vient donc le temps de la trilogie des directissimes; Lionel Daudet a ce projet au fond du coeur ( avec une éthique et une approche particulières), mais il semble logique que cette idée de gravir les trois grandes faces nord par leurs voies directes, en un hiver, ait titillé les neurones de nombreux autres grimpeurs. Parmi eux, Stéphane Benoist et Jérôme Thinières qui gravissent Rolling Stones à la Walker du 9 au 13 janvier 2002, pendant que « Dod » est en solo dans Eldorado à la Pointe Whymper. Redescendus de leur ascension, les deux compères rejoignent Zermatt pour tenter la directe Cerutti-Gogna au nez de Zmutt. Le 17 Janvier ils sont dans la face mais le temps se dégrade et ils redescendent le 20 alors qu’ils sont déjà trés haut dans la face. Dod venait alors de signer un acte de persévérance insoupçonné en sortant Eldorado dans la tempête….
Depuis 2002…c’est le calme plat au monde de la trilogie !
La Trilogie des Directissimes en enchainement
Les années 1980 sont les années de la vitesse : Des étoiles filantes traversent l’histoire de l’alpinisme, elles ont pour nom Boivin, Berhault, Edlinger, Profit, Escoffier, Ghersen, Grison, Lacroix, Sebahi, Marsigny, et j’en oublie.
Répétant les grandes classiques, seuls ou encordés, ces grimpeurs pressés pulvérisent les horaires des faces mythiques des Alpes, utilisant parfois les nouveaux moyens de transports comme le deltaplane ou le parapente pour relier un sommet à l’autre, mais aussi parfois l’hélicoptère.
Citons les précurseurs Berhault et Edlinger qui atomisent ensemble l’horaire de la voie des Plaques à l’Ailefroide Occidentale ( 1000 m. ED ) en 23 heures d’Ailefroide à Ailefroide (hiver 1980), ce qui en dit long sur leur forme physique et leur maîtrise technique. Patrick Berhault de son côté a déjà sévi dans le massif des Écrins, enchaînant en 1979 deux voies en solitaire au Pic Sans Nom, le pilier Chapoutot et la Georges-Russenberger. Patrick Edlinger récidive l’été 1980 en enchainant la pente centrale du Pelvoux et le couloir Chaud.
Berhault et Boivin s’unissent un peu plus tard pour enchaîner la face sud du Fou et la directe américaine, liaison en deltaplane, en réponse à une boutade lancée dans Alpi-Rando.
Le but de cette chronique n’est pas de faire l’inventaire exhaustif des enchainements de l’histoire de l’alpinisme, il y en a eu bien avant 1980, comme le formidable exploit de Claudio Barbier qui enchaîne cinq voies d’ampleur en solo en 1961 aux Tre Cime di Lavaredo dans les Dolomites. Il y en a eu de nombreux depuis mais il est certain que la décennie 1980-90 voit apparaître une surenchère dans ce domaine.
Ces enchaînements ont conduit les alpinistes à se pencher de plus près sur la possibilité de réaliser un enchainement des trois grandes faces nord des Alpes, Les Grandes Jorasses, le Cervin et l’Eiger. Ces trois faces nord avaient été gravies pendant le même hiver (1978) par Ivano Ghiradhini, par Tomo Cesen en une semaine en hiver 1986 (réalisation soumise à controverse). Il serait d’ailleurs plus juste de parler de « cumuls » plutôt que « d’enchaînements »…
Venir à bout des trois faces nord en les enchaînant demande de la part du solitaire des qualités mentales et physiques exceptionnelles. Un tel exploit nécessite une intendance adéquate , ainsi que des liaisons rapides et réparatrices entre les ascensions. Toutes les tentatives vont faire appel de manière importante à l’hélicoptère.
La trilogie hivernale enchaînée débute…en été ! Christophe Profit enchaîne pendant l’été 1985 le Cervin, l’Eiger et les Grandes Jorasses ( par le Linceul) en solo en moins de 24 heures ! Les liaisons sont faites en hélicoptère.
En mars 1987, après une tentative avortée en 1986, Christophe Profit récidive : Eperon Croz aux Grandes Jorasses, voie classique de 1938 à l’Eiger et voie Schmid au Cervin, en 42 heures ! L’exploit est retentissant. Christophe Profit est au sommet de son art, il connaît les voies pour les avoir gravies, il s’est préparé scientifiquement, avec régimes alimentaires appropriés et entrainement physique planifié. L’hélicoptère est massivement utilisé, pour rejoindre les faces, faire les jonctions. Mais l’exploit reste exceptionnel par les qualités physiques et mentales exigées. Il faut saluer ici à la fois l’exploit physique, technique et moral, mais aussi la qualité de la préparation et la détermination dont ont fait preuve Christophe Profit.
La presse ne tarit pas d’éloges. La trilogie des classiques, après avoir été réalisée par le même homme ( Gaston Rebuffat le premier) dans une carrière d’alpiniste, puis dans un seul et même hiver (Ivano Ghirardini), puis en moins de 24 heures en été et en 42 heures en enchaînement en hiver, va maintenant lancer un défi au monde de la montagne : Bruno Cormier, journaliste visionnaire, écrit ceci dans la revue « Vertical » en 1987 : »Dès lors, on se prend à imaginer des enchaînements de directissimes en solo. La Super-Trilogie : voie Piola au Zmutt, voie Mac-Intyre aux Jorasses, voie Harlin à l’Eiger ». La voie est tracée… mais laisse la part belle à l’imaginaire des alpinistes.